Un groupe de touristes fait irruption sur la place, appareils photo en bandoulière, cannettes de soda à la main. Ils échangent des plaisanteries, soufflent à cause de la chaleur.
Iouri modifie la trajectoire pour les éviter.
— Venez.
Nous longeons le côté de l’immeuble.
— Je tremblais de peur et de colère. Je pensais à elle, à notre enfant. Il fallait que j’aille la chercher. J’ai fait le tour. Des policiers étaient rassemblés derrière la Maison.
Tadeusz tombe des nues.
Il l’interrompt.
— Excusez-moi, Iouri. Vous dites que des policiers étaient à l’arrière du bâtiment ? Vous êtes certain que c’étaient des policiers ?
Il opine.
— Une cinquantaine, en tenue de combat, casqués, équipés de gilets pare-balles, armés de matraques et de boucliers.
— Que faisaient-ils ?
— Ils avaient l’air d’attendre. Ils discutaient avec une bande de pro-ukrainiens qui voulaient ouvrir la grille pour entrer par l’arrière. Je les ai suppliés de me laisser entrer, mais ils m’ont repoussé. J’ai profité de la confusion pour escalader le mur. Je suis arrivé sur un parking. Un gardien marchait avec son chien de l’autre côté de la cour. Je me suis dirigé vers le bâtiment en me cachant derrière les arbres. Un homme se tenait devant la porte. Il m’a repéré. Il a sorti une arme et m’a menacé. Je lui ai dit que ma femme était à l’intérieur et qu’elle n’avait rien à voir avec tout ça. Il ne comprenait pas l’ukrainien. J’ai répété en anglais, puis en français. Il m’a demandé de ne pas approcher et m’a prévenu qu’il allait tirer. Je n’avais pas peur de mourir. La vie de ma femme et de mon enfant importait plus que la mienne. J’ai levé les bras et j’ai continué d’avancer. Quand je suis arrivé près de lui, je me suis mis à genoux et j’ai sorti une photo de Natasha. Il ne savait pas quoi faire. Il semblait dépassé par les événements.
Je transpire à grosses gouttes, mais la température n’y est pour rien.
— Après un moment, il a rangé son arme. Je lui ai expliqué que des pauvres gens étaient en train de se faire massacrer, que ma femme était médecin, qu’elle attendait un enfant, qu’elle se cachait au troisième étage.
Tadeusz est exsangue.
— Il parlait anglais ou français ?
— Français. Il a pris la photo de Natasha et m’a demandé de rester là. Il m’a dit qu’il allait essayer de la trouver et est entré. Après quelques minutes, j’ai entendu une cavalcade dans les escaliers et une dizaine de personnes sont sorties, mais Natasha n’était pas parmi elles. Quand les manifestants ont vu ce qui se passait, ils se sont rués et ont forcé les grilles. Les policiers les ont laissés faire. Les salopards ont couru à la rencontre des gens qui fuyaient et ont commencé à les tabasser. Ils ont d’abord cru que j’en faisais partie et m’ont roué de coups. Ils m’auraient lynché si un de mes élèves ne m’avait pas reconnu. Je suis professeur à l’université Mechnikov.
Nous arrivons de l’autre côté de l’édifice. Le mur d’enceinte mesure plus de deux mètres, les grilles sont fermées, attachées par une chaîne munie d’un lourd cadenas.
Iouri s’arrête le long de l’allée, prend un mouchoir, s’éponge le front.
— Ils m’ont amené ici. J’avais perdu connaissance. Personne ne s’est occupé de moi. Plus tard, on m’a transporté à l’hôpital juif. Le carnage a duré jusque tard dans la nuit. À 6 heures du matin, j’ai appris que Natasha et mon enfant avaient été tués.
Il se retourne, s’éloigne de quelques pas.
Je le laisse se remettre de ses émotions.
— Je suis navré, Iouri. Si vous le permettez, j’aimerais vous montrer quelque chose.
Je sors la photo de Bernier.
— Vous reconnaissez cet homme ?
Il écarquille les yeux.
— Oui, c’était lui. Francis, il s’appelait Francis.
5 minutes après l’appel
Recroquevillée sous la table, elle se boucha les oreilles pour échapper aux cris d’épouvante qui résonnaient dans le bâtiment, colportant la folie d’un impitoyable carnage.
Elle perçut un violent craquement, et la porte s’ouvrit à toute volée. Trois individus firent irruption dans la pièce. L’un d’eux vociférait. L’une des femmes poussa un hurlement qui s’étrangla dans le fracas d’une détonation.
Au bord de la syncope, elle assista impuissante à une boucherie sans nom.
Au moment où ils s’apprêtaient à sortir, l’un des hommes la repéra et la mit en joue.
Point final.
D’habitude, je ponds un article en deux ou trois minutes. Une fois en ligne, je complète si nécessaire ou je corrige les éventuelles coquilles. Il m’arrive de changer des trucs en fonction de l’arrivée de nouvelles dépêches.
Cette fois, ma matinée y est passée. Trois heures sans sortir de ma chambre, à peaufiner, choisir le bon verbe, l’adjectif le mieux adapté, la tournure de phrase la plus fluide. La moitié de mon paquet est partie en fumée.
J’ai relaté les faits, rien que les faits, sans interprétation. En ce qui concerne les témoignages, j’ai respecté les précautions d’usage.
« Selon. D’après. Aux dires de. »
Iouri a accepté d’être cité. J’ai ajouté une photo de lui, une autre de la Maison des syndicats. Pour le reste, je taperai dans les archives.
Le texte compte près de 10 000 signes. Je devrai resserrer. Quitte à passer en feuilletonage. Tout dépendra de l’accueil que Christophe lui réservera.
Reste à trouver le titre. Il pose parfois plus de problèmes que le contenu. Il doit être accrocheur sans verser dans le sensationnalisme ou le sordide. Au Soir , en tout cas. D’autres canards en font leur fonds de commerce. Certains tentent un jeu de mots, mais les traits d’humour ne sont pas toujours bien perçus par les lecteurs, surtout si l’article concerne un drame.
Je choisis la sobriété, l’équipe d’édition validera.
« Le massacre d’Odessa était planifié. »
Christophe a été clair, seuls les événements du 2 mai 2014 l’intéressent. Il se fout de l’affaire Bernier.
Ce qui ne m’empêche pas d’avancer des hypothèses.
Si Lexus et Lekieffre ne font qu’un, ce qui semble se confirmer, on le retrouve avec Régis Bernier à trois moments : en 2010, lorsqu’ils ont fait connaissance au Venezuela, à Odessa en mai 2014 et à Bouillon, en juin de cette année.
Si je me fie à mon intuition, Bernier n’était pas un tueur. Un gros bras, sans doute, un assassin, certainement pas. Son malaise lors de la tentative de rapt des enfants della Faille le laisse à penser. Le fait que Iouri le sente dépassé par la situation et la réaction qu’il a eue en partant à la recherche de Natasha confortent cette impression.
Que Régis soit devenu Francis ne m’embarrasse pas.
Je présume que les mercenaires ne déclinent pas leur véritable identité au premier venu. La Légion étrangère obligeait les recrues à adopter un autre état civil à l’engagement. En moins de deux, les gars changeaient de nom et de nationalité en toute légalité. De plus, Iouri m’a confirmé que la photo de Natasha trouvée chez Bernier était bien celle qu’il lui avait remise.
Que faisait Bernier dans cet enfer ? Était-il au courant de ce qui se tramait ? Qu’a-t-il fait après être entré dans le bâtiment ? A-t-il assisté au massacre ? Mon pote à la cicatrice faisait-il partie de l’équipe qui a encadré les tueurs ? Bernier a-t-il voulu le dénoncer, ce qui expliquerait la menace trouvée sur son passeport ?
Читать дальше