Un tas de questions restent ouvertes.
Le téléphone préhistorique qui trône sur ma table de nuit se met à grelotter. La préposée m’informe que M. Tadeusz m’attend à la réception.
— Dites-lui que j’arrive dans cinq minutes.
Après quelques transactions, je suis parvenu à dégotter une place sur le vol de demain matin. Tadeusz me déposera à Kiev où je logerai cette nuit. Cinq heures de déconnade m’attendent.
J’ouvre en grand les fenêtres pour aérer la tabagie et fais un dernier tour sur ma messagerie avant d’éteindre mon ordi. Une vingtaine de mails tombent dans ma boîte de réception. Parmi eux, un nom familier.
Mon cœur joue de la deep house.
Camille.
Ça, tu le fais ?
J’ouvre la pièce jointe.
La photo est prise en vue plongeante. Elle est moulée dans une robe de soirée et porte des talons hauts. Un long balancier entre les mains, elle marche en équilibre sur un câble tendu entre les tours jumelles du WTC. Sous elle, un vide de quatre cents mètres. Tout en bas, les microscopiques taxis new-yorkais déambulent sur Greenwich Street.
Ce n’est pas le premier montage qu’elle m’envoie. J’en possède quelques-uns d’anthologie. Dans le best of, elle apparaît en bikini sur les genoux du pape, chassant l’ours avec Vladimir Poutine ou recevant l’oscar de la meilleure actrice des mains de Leonardo di Caprio.
Je tape ma réponse à toute vitesse.
Checked. En roller, les yeux bandés. Je rentre demain midi.
Je descends, règle la note et sors de l’hôtel.
Tadeusz est assis dans la voiture, moteur en marche. Il est pressé d’en finir. Nos adieux ont peu de chance d’être déchirants.
J’attends que nous soyons hors de la ville pour lui adresser la parole.
— Merci pour votre aide, Tadeusz.
Il grommelle quelques mots inintelligibles.
Je surenchéris.
— Grâce à vous, je tiens un bon papier. Cette fois, la preuve est faite que cette tuerie était préparée.
Il hausse les épaules.
— Ça, je le sais depuis longtemps.
— Ah bon ? Dans ce cas, pourquoi n’en avez-vous pas parlé dans votre journal ?
Il lève une main, fait tournoyer son alliance autour de son annulaire.
— Je suis marié, j’ai deux enfants.
— Quel rapport ?
Il rétrograde, met son clignotant et se gare sur le bas-côté. Sans un mot, il sort de la bagnole, ouvre le coffre et revient avec un porte-document.
— Tenez.
Il redémarre après s’être assuré qu’aucune poule ne traverse la chaussée.
Je m’empare de la serviette. Elle contient une liasse de photocopies de coupures de presse. Je compulse les papelards. Aucun n’est en français ou en anglais.
— Vous m’expliquez ?
Il jette un regard oblique sur la pile.
— Le premier. Oles Buzina.
Une photo coiffe le texte. Un homme gît sur le sol, la chemise maculée de sang. Des policiers entourent le corps. L’un d’eux est agenouillé et semble remplir un formulaire.
— Qui est-ce ?
— Un journaliste. Il était connu pour ses déclarations acides sur le gouvernement ukrainien. Continuez.
Je saisis un autre article.
Un cadavre recouvert d’une bâche bleue.
Tadeusz commente.
— Sergey Sukhobok, un journaliste, abattu le même jour, il y a dix semaines.
Je poursuis.
Le portrait d’une femme.
— Et elle ?
— Olga Moroz, une journaliste. Assassinée à la même date. Ces morts suivent de près celle d’Oleg Kalachnikov, tué de onze balles, devant chez lui, le 15 avril. Vous comprenez pourquoi je n’ai pas écrit d’article ?
— C’est dingue, je n’ai pas le souvenir d’avoir reçu de dépêches annonçant cette hécatombe.
Haussement d’épaules fataliste.
Au fond de la pochette, je dégotte la couverture du Elle , édition ukrainienne. Nulle trace de cadavre. Un mannequin blond, pose glamour, une main dans les cheveux, le sourire enjôleur. Dans sa tenue, elle ressemble à Maya l’abeille.
Il soupire.
— Les couleurs de sa robe. Identiques au ruban de Saint-Georges que portent les milices pro-russes. Le magazine a été boycotté, des affiches ont été arrachées. On a parlé de provocation.
— Je peux les prendre ?
— Elles sont pour vous. Un conseil, si vous sortez à Kiev ce soir, changez de chemise, l’orange n’est pas très indiqué.
L’avion se pose à Zaventem à 13 heures précises.
Le temps d’avaler un sandwich à l’aéroport, de récupérer ma voiture, et je file au journal. J’ai hâte de faire mon rapport à Christophe.
Je traverse le hall, salue les douaniers et débouche dans l’espace public. La ribambelle habituelle est massée derrière les barrières. Des maris guettent l’apparition de leur femme, des femmes celle de leur mari. Rassemblés à proximité des portes coulissantes, les chauffeurs de taxi font le pied de grue en bavardant, une pancarte au nom de leur client mise en évidence.
Je m’arrête net.
Camille se trouve parmi eux, le corps déhanché, le regard lointain derrière des lunettes pailletées. Elle semble attendre l’arrivée de quelqu’un. Avec un peu de malchance, je vais tomber sur son connard.
Je m’apprête à changer de direction lorsque j’aperçois le panonceau qu’elle tient dans les mains.
Mister Zanzara
Elle capte mon regard et détourne les yeux.
Je m’approche, mal à l’aise.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Elle relève ses lunettes de manière théâtrale, joue la surprise.
— Toi ici ? Quelle coïncidence ! Tu as un peu de temps ou ta maman t’attend pour manger ?
— Je comptais aller au bureau, pourquoi ?
— Suis-moi.
Elle tourne les talons, se dirige vers la sortie d’un pas alerte, moi et ma valise dans son sillon. Parvenue dehors, elle se fraie un chemin dans la cohue, se faufile entre les taxis en stationnement et traverse la voie.
Au lieu de filer vers le parking, elle vire à droite et entre en trombe dans le Sheraton. J’accélère l’allure pour soutenir son rythme. Elle passe en coup de vent devant la réception, continue vers les ascenseurs.
Je me précipite. Nous nous retrouvons face à face dans la cabine. Elle me dévisage en silence, droite comme un I, appuie sur l’un des boutons.
Elle soulève un sourcil, prend l’air machiavélique et brandit une carte magnétique.
— Ta-tam !
Muet, je contemple le bout de plastique.
La voix mécanique annonce « troisième étage ». La porte coulisse. Elle plonge dans le couloir. Je la suis à la trace. Elle pile devant la chambre 308, actionne la serrure.
Une fois à l’intérieur, elle se jette à mon cou.
Je tente de prononcer un mot. Sa bouche cherche la mienne, sa langue en force l’accès. Elle déboutonne ma chemise et défait ma ceinture d’une main tout en se déshabillant de l’autre.
Je bafouille.
— Je ne comprends pas.
— Moi non plus.
Elle dégrafe son soutien-gorge.
Ses seins jaillissent, pointes dressées, offertes. Mon trouble s’évanouit, balayé par un violent désir.
Le cerveau en ébullition, le sexe au zénith, je me débarrasse de mon pantalon et l’expédie à l’autre bout de la pièce.
Elle me fixe dans les prunelles, s’assied au bord du lit, fait glisser son string le long de ses jambes et s’ouvre à moi. Dévoré d’envie, je m’agenouille, passe mes mains sous son bassin et enfouis mon visage au cœur de sa féminité. Les joues humides, je me repais de son nectar, m’enivre de ses saveurs.
Elle gémit, empoigne mes cheveux, exerce une pression pour écourter la caresse.
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