Un mouvement de l’autre côté de la pièce l’arracha à sa propre impuissance. Ellen et Lucy, en retrait dans le vestibule qui donnait sur les chambres, observaient la scène.
« Joyeux Noël », dit-il.
Les fillettes s’avancèrent dans le salon, troublées à la vue de l’étrange invitée.
« Tu es rentré, dit Ellen.
— Évidemment », fit Lennon, sachant pourtant qu’il aurait très bien pu ne pas tenir sa promesse.
Sans répondre, Ellen vint se blottir contre sa jambe.
« Le père Noël est passé ? » demanda Lucy.
Lennon s’éclaircit la gorge. « Allez voir », dit-il en souriant.
Il suivit les fillettes qui partaient vers le sapin, effleurant au passage la nuque de Susan du bout des doigts. Elle leva une main pour presser la sienne et lui accorda un sourire fatigué.
Les deux petites s’emparaient déjà de leurs cadeaux quand il s’assit par terre avec elles. Ellen rapporta ses paquets pour les ouvrir sur ses genoux. Les fillettes riaient et poussaient de petits cris ravis tout en se montrant les jolis papiers qui recouvraient leurs présents et en s’extasiant devant leur contenu.
Chacune découvrit une poupée Barbie avec une panoplie de vêtements et d’accessoires — les esprits de Lennon et de Susan s’étaient rejoints sur ce point. Elles défirent les emballages pour sortir les poupées.
Tandis qu’Ellen installait sa Barbie dans une position avantageuse, Lennon se souvint de la poupée qu’elle serrait dans ses bras quand elle était arrivée de Birmingham avec sa mère, plus d’un an auparavant. Nue, les cheveux en bataille, mais objet de son amour malgré tout. Il se demanda ce qu’elle était devenue.
Tout contre lui, Ellen demanda : « C’est qui, la grande fille ?
— Quelqu’un qui a besoin de l’aide de papa, répondit Lennon. Elle a eu beaucoup de problèmes, alors on va s’occuper d’elle, juste aujourd’hui.
— J’ai rêvé d’elle, dit Ellen.
— C’est vrai ?
— Il y avait un méchant monsieur qui voulait lui faire du mal. »
Il fut un temps où Lennon aurait été choqué de voir qu’Ellen comprenait une foule de choses qui auraient dû rester hors de sa portée. Mais, depuis un an, il s’était habitué à cette manière particulière qu’avait sa fille de savoir ce qu’elle aurait dû ignorer.
« On va le mettre en prison, dit Lennon. Il ne fera plus de mal à personne. »
Satisfaite de la réponse, Ellen se leva et s’approcha du canapé où Susan essuyait les joues de Galya avec un mouchoir en papier. Elle prit la jeune fille par la main.
« Viens », dit-elle.
Sans un mot, Galya se leva et se laissa entraîner vers le sapin, marchant à petits pas précautionneux sur ses pieds écorchés. Elle s’assit par terre entre les deux fillettes. Lennon ne bougeait pas.
Ellen fourra la poupée dans les mains de Galya. « Regarde, dit-elle. On peut lui changer ses habits. »
Elle choisit une robe et la montra à l’invitée.
Galya sourit. « Elle est très jolie », fit-elle.
Ellen sélectionna ensuite un tailleur pantalon. « Et celui-là ?
— C’est joli habit aussi, dit Galya.
— Mais lequel est le plus beau ? demanda Ellen.
— La robe », répondit Galya.
Ellen lui tendit le vêtement et Galya entreprit de défaire les agrafes, la langue coincée entre les dents, une concentration tout enfantine sur son visage.
Lennon se retira pour les laisser jouer.
Arturas Strazdas composa à nouveau le numéro.
Toujours pas de réponse.
« Espèce d’enfoiré, dit-il à la messagerie. Rappelez-moi, connard. »
Il abandonna le téléphone sur le lit. La pièce lui paraissait beaucoup plus petite que la veille. Il avait dormi une heure et rêvé de Tomas gisant sur une dalle de pierre, les yeux vides tournés vers le ciel, sans personne pour l’enterrer à part Herkus. Sauf qu’Herkus ne pouvait rien faire pour Tomas, parce que lui aussi était mort.
En se réveillant, un poids énorme sur la poitrine, Strazdas était resté allongé sans pouvoir crier pendant de longues minutes. Quand il put enfin bouger, il se précipita vers la desserte du salon et pressa son nez sur le verre pour aspirer ce qui restait de la poudre.
Depuis, il essayait de joindre son contact et ce salopard ne répondait pas. Deux heures avaient passé. Le soleil jetait une lumière d’un blanc laiteux, filtrée par les nuages qui s’entassaient au-dessus de la ville.
Strazdas ouvrit la fenêtre et serra les dents dans l’air glacé qui s’emparait de son corps nu et le pénétrait tout entier. Il se tint là, immobile et raide, en proie à la chair de poule, jusqu’à ce que le froid le secoue en une violente convulsion.
Le téléphone sonna. Il se jeta sur l’appareil.
« Vous étiez où ? Pourquoi vous ne répondez pas, espèce de…
— Arturas », dit-elle.
Il s’assit sur le lit, les jambes flageolantes au son de cette voix. « Mère.
— Tu m’as oubliée ?
— Non, répondit-il.
— Tu as oublié ta promesse ?
— Non.
— Alors, parle-moi. »
Il chercha les mots, mais ne les trouva pas.
« Parle-moi », répéta-t-elle. La dureté de la voix délogea un souvenir qu’il préférait maintenir enfoui, évitant à tout prix de le laisser se promener librement dans son esprit et de renverser tout ce qu’il croyait savoir. Il couvrit ses parties génitales d’une main et serra les genoux.
« Mon chauffeur est mort, dit-il. Tué par un fou.
— Ton chauffeur ne m’intéresse pas, répliqua-t-elle. Tout ce qui m’importe, c’est la putain qui a tué mon fils. »
Strazdas sentit une crispation dans sa vessie. « Elle est avec les flics. »
Il écouta les quelques secondes de silence, puis la voix de sa mère ordonna : « Va la récupérer chez eux.
— Mon contact s’en occupe.
— Je me fiche de savoir comment tu t’y prends, dit-elle. Sache seulement une chose : tu ne reviendras pas me voir tant que tu n’auras pas fait ce que je t’ai demandé. Tu as compris ? »
Une démangeaison atroce lui brûlait l’entrejambe, sa vessie prise d’un besoin urgent de se soulager. « Oui, j’ai compris.
— Bien. » Et elle raccrocha.
Il lâcha le téléphone et courut à la salle de bains. Les premières gouttes lui échappèrent avant qu’il n’atteigne la cuvette. Un frisson le parcourut tandis que, les yeux fermés, il écoutait le bruit du liquide qui en éclaboussait un autre.
Après avoir vidé sa vessie, il prit une douche en réglant la température au maximum. Il retourna dans la chambre et saisit son téléphone. Entre-temps, le jour s’était levé. Il composa le numéro de son contact et attendit que la messagerie se mette en route.
« Cent mille pour la pute », dit-il.
Moins d’une minute plus tard, le contact le rappelait.
« C’est difficile aujourd’hui.
— Mon offre tient jusqu’à demain midi, dit Strazdas. Après, ce ne sera plus que la moitié. Le jour suivant, encore la moitié.
— Laissez-moi faire. »
Galya s’éveilla d’un sommeil épais, sans rêves, et se demanda pendant un court instant où elle se trouvait. Lui revint d’abord le souvenir de l’endroit où elle était, avant, et elle se sentit suffoquer. Puis elle comprit que rien ne la menaçait ici.
Elle resta allongée un moment, immobile, essayant de ne penser à rien d’autre qu’au long bain qu’elle avait pris avant de s’endormir. Elle était restée dans l’eau pendant près d’une heure, avec ses pieds bandés enveloppés dans des sacs en plastique et posés sur le rebord de la baignoire. Des chansons lui étaient venues à l’esprit, des airs de son enfance qu’elle entonnait avec ses amies. Elle les avait fredonnées doucement, écoutant sa voix résonner entre les murs carrelés.
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