STUART NEVILLE
Âmes volées
À Jo,
et à tout ce qui reste à venir
Le sang, chaud sur ses mains. Rouge. Du rouge le plus vif qu’elle eût jamais vu. Son esprit bascula, lancé à l’aveugle dans un tunnel noir.
Non, ne t’évanouis pas.
Galya reprit son souffle, aspirant en même temps que l’air une odeur de cuivre qui lui descendit à l’estomac et l’enserra comme dans un poing. Elle ravala une montée de bile.
Les jambes de l’homme se mirent à trembler lorsqu’elle essaya de retirer de son cou le tesson de verre, couteau improvisé dont elle avait enveloppé l’extrémité dans un lambeau de drap. Elle tressaillit. L’homme avait le regard fixe. Elle tourna le tesson pour le dégager. Les chairs résistèrent, puis quelque chose céda. La lame de verre émergea de la plaie fendue comme une deuxième bouche sous le menton de l’homme. Un bouillonnement écarlate inonda le jaune éclatant de son maillot de foot aux couleurs de la Lituanie.
Galya recula devant le sang qui venait lui lécher les orteils sur le linoléum, tiède baiser de l’homme agonisant tandis qu’il s’affaissait contre le mur, les yeux voilés.
Plaquant une main sur sa bouche, elle réprima le cri qui montait de son ventre, serra les dents pour lui faire barrage. Sa main était poisseuse au contact de ses lèvres. Elle sentit alors le goût.
Les tripes révulsées, elle vomit entre ses doigts. Ses jambes ne la soutenaient plus. Le plancher vint à sa rencontre et la percuta avec la violence d’un train.
Elle tenta aussitôt de se relever, affolée, prisonnière de la flaque humide et chaude qui glissait contre sa peau nue.
Le cri enfla à nouveau, et, cette fois, elle ne put le contenir. Sachant pourtant qu’il lui serait fatal, elle le laissa sortir de sa poitrine comme un oiseau terrifié s’échappant d’une cage.
Le hurlement la priva de tout l’air qui subsistait dans ses poumons. Elle inhala, toussa, inspira encore en reprenant ses esprits.
Malgré le bourdonnement qui lui emplissait les oreilles, Galya écouta le silence tout autour.
Rien, hormis le gargouillis dans la gorge de l’homme. Puis un coup fut frappé à la porte. Des larmes lui vinrent brusquement aux yeux, des larmes de petite fille effrayée qu’elle refoula en clignant des paupières. Elle n’était pas une petite fille, elle avait cessé de l’être quand Papa était mort, presque dix ans auparavant.
Réfléchis, réfléchis.
Elle tenait toujours l’arme de verre dans ses doigts ensanglantés, avec la pointe brisée et le tissu trempé. Peut-être réussirait-elle à repousser ces hommes. Ils verraient leur ami mort, ils comprendraient qu’elle pouvait leur infliger le même traitement.
Encore un coup à la porte, plus fort. On secouait la poignée.
« Tomas ? »
La peur la parcourut comme une violente décharge. Non, elle ne les intimiderait pas avec ce morceau de verre. De nouveau, l’envie de pleurer. Elle refoula les larmes encore une fois.
« Tomas ? » Suivirent quelques phrases prononcées d’une voix pâteuse. Galya connaissait un peu le lituanien, mais pas assez pour comprendre les questions de l’homme ivre derrière la porte.
« Tout va bien là-dedans ? » demanda une autre voix, celle-ci avec l’accent nasillard de l’anglais qu’on parlait dans cette ville, dans ce pays étrange et si froid. « Ne laisse pas de marques sur la fille. »
Combien étaient-ils ? Galya avait écouté leurs voix quand ils étaient arrivés dans l’appartement. Deux Lituaniens, parmi lesquels l’homme qui gisait maintenant sur le sol. Et un autre Anglais, qu’elle devinait Irlandais lui aussi, d’après ses intonations. Deux frères, pensait-elle. Depuis une semaine qu’elle entendait leurs conversations de l’autre côté de la porte fermée à clé, elle avait appris que l’un s’appelait Mark, l’autre Sam. Il n’y en avait qu’un ce soir.
« Tomas ? » Un poing martela la porte. « Arrête tes conneries maintenant. Je vais enfoncer la porte si tu n’ouvres pas tout de suite. »
Galya se releva. À genoux d’abord, puis debout. Elle perçut la fraîcheur de l’air sur son ventre et ses cuisses mouillées. Le sweat-shirt gris terne et le pantalon de jogging qu’on lui avait donnés étaient posés sur la commode. Elle les enfila en transférant le tesson de verre d’une main à l’autre, tirant sur le tissu qui se plaquait sur sa peau collante de sang. C’était stupide, peut-être, mais elle se sentait plus en sécurité habillée.
La porte tremblait sous les coups du Lituanien qui jurait tout haut.
« Putain de merde », fit l’Irlandais.
Galya sursauta quand la porte accusa un violent heurt. Elle recula vers le coin de la pièce, serrant le couteau de verre. Encore un choc, et l’ampoule électrique suspendue à un fil se balança au plafond. Elle se blottit dans l’angle des deux murs, le regard trouble, les reflets du verre dansant devant ses yeux.
Elle adressa une prière à sa grand-mère, la femme qui les avait toujours protégés, elle et son frère, depuis qu’ils étaient devenus orphelins. Mama, ainsi l’appelaient-ils, du plus loin que Galya s’en souvienne. À présent, Mama reposait sous terre, à des milliers de kilomètres, et elle ne pouvait plus rien pour eux. Galya pria l’âme disparue de Mama, même si elle ne croyait pas à toutes ces choses. Elle pria pour que Mama, là-haut, regarde sa petite-fille et la prenne en pitié. Oh Mama, s’il te plaît, reviens et emmène-moi, s’il te plaît Mama oh je t’en …
La porte s’ouvrit brusquement, cogna contre le mur et faillit se refermer. Le Lituanien, en s’avançant, la bloqua avec l’épaule. L’Irlandais entra derrière lui. Les deux hommes se figèrent à la vue du mort.
Le Lituanien fit le signe de croix.
L’Irlandais dit : « Oh, putain. »
Galya se recroquevilla dans le coin, se faisant toute petite, comme s’il était possible d’échapper à leurs regards.
Le Lituanien jura en secouant la tête, les yeux humides de larmes. Il passa sa grosse main sur ses lèvres.
« Bon sang, Darius, dit l’Irlandais. Il est mort ?
— On dirait que oui.
— Qu’est-ce qu’on fait ? »
Darius secoua la tête. « Je sais pas. »
Sam, elle était sûre qu’il s’appelait Sam, répéta : « Oh, putain.
— On est tous morts, dit Darius.
— Hein ?
— Arturas…, expliqua le Lituanien. Il nous tue, tous les deux. Ton frère aussi. »
Sam protesta : « Mais on n’a rien…
— Ça ne fait pas différence. On meurt tous. » Il pointa son gros doigt vers le coin de la pièce. « À cause d’elle. »
Sam pivota pour regarder Galya. Elle leva son arme de verre, zébrant l’air devant elle.
« Pourquoi tu fais ça ? » demanda Darius, le visage lourd de désespoir.
Galya émit un sifflement menaçant, traçant un arc avec le verre à hauteur des yeux.
« Te fatigue pas, dit Sam. Elle parle pas anglais. »
Galya comprit chacun de ses mots. Elle réprima un petit rire à l’idée qu’elle se jouait de lui, sentit son esprit flotter comme un drapeau dans le vent, sur le point de se déchirer et de prendre son envol. L’espace d’un instant, elle pensa à le laisser partir, emporté par la folie, mais Mama ne lui avait pas appris à renoncer si facilement. Elle montra les dents et brandit plus haut le morceau de verre.
« Qu’est-ce qu’on va faire ? interrogea Sam.
— Se débarrasser de lui », répondit le Lituanien.
Les yeux de Sam s’éclairèrent. « Quoi, on le balance quelque part ?
— On raconte à Arturas que ton frère vient ici, il emmène la fille et revient pas. Arturas demande où il est parti, et nous on dit, on sait pas.
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