« Elles sont sages, dit Susan. Ça va aller. »
Ellen avait posé son menton entre ses mains, ses pieds battaient l’air paresseusement. Lennon pensa à Galya, à toutes les filles qui lui ressemblaient. Chacune avait été une enfant émerveillée.
« Je l’espère », dit-il.
Le contact déclara : « Tout est arrangé. Lennon va partir pour le commissariat avec la fille. Il n’y arrivera pas.
— Bien », dit Strazdas.
Il était assis par terre au pied du lit, nu, les genoux remontés au menton. Un courant d’air glacé explorait son corps. Il avait ouvert et refermé la fenêtre une centaine de fois aujourd’hui. Bouillant, ou frigorifié, jamais entre les deux.
« Ensuite, vous filez prendre l’avion, continua le contact. Il y a un vol pour Bruxelles à onze heures. Je vous réserve un taxi.
— Parfait, dit Strazdas.
— Et vous me payez.
— Faites ce que je vous ai demandé, dit Strazdas. Après, vous serez payé.
— Ce sera fait. »
Strazdas frissonna. « Et puis aussi…
— Quoi ?
— J’ai besoin de quelque chose.
— Comme quoi ?
— Herkus m’en trouverait, mais il est mort.
— Qu’est-ce qu’il vous faut ?
— De la coke », dit Strazdas.
Il écouta le silence, puis le contact répondit : « Allez vous faire foutre. »
En emmenant Galya à la voiture, Lennon sentait encore la chaleur du baiser de Susan sur sa joue. Un épais brouillard noyait le monde dans un gris blafard, masquant le ciel au-dessus. La neige qui gelait maintenant dans le froid plus vif craquait sous leurs pas. Galya portait de vieilles tennis appartenant à Susan, trop grandes pour elle, rembourrées avec de grosses chaussettes pour soulager ses pieds blessés. Elle serrait un duffel-coat à capuche autour de son corps mince.
Lennon ôta les cartons qui protégeaient du givre le pare-brise et la lunette arrière et les fourra dans le coffre de l’Audi, puis tint la portière ouverte pour Galya. Elle le remercia de son filet de voix en prenant place sur le siège.
Il regarda sa montre au moment de mettre le contact. Presque dix heures. L’ordre lui avait été donné d’amener Galya avant le changement d’équipe. Tant pis, ils attendraient, pensa-t-il. Il ne pourrait pas rouler vite à cause du mauvais temps. Et en plus, c’était le jour de Noël.
Le voyant de contrôle de l’antipatinage s’alluma sur le tableau de bord quand il sortit du parking et tourna à droite, en direction du rond-point au bas de Stanmillis Embankment. Galya ne disait rien, emmitouflée dans le manteau à la capuche relevée d’où dépassaient juste son nez et ses yeux.
« Tout va bien se passer », dit-il, bien qu’il ne fût pas sûr d’y croire lui-même.
Elle ne répondit pas, mais continua à fixer le quai droit devant elle tandis que la voiture remontait le long de la rivière effacée par le brouillard. Avec l’air glacé qui pesait sur les rues désertes, tout semblait encore plus calme. Lennon ne voyait pas d’autre voiture, aucun piéton bravant le froid.
Pourquoi le policier de service avait-il insisté pour que Galya soit amenée ce soir ? Qui allait l’interroger ? Aux questions de Lennon, l’homme avait répondu qu’il respectait les instructions, rien de plus. Les instructions de qui ? L’inspecteur chef Thompson, apparemment, ne tenait pas à laisser cette fille dans la nature. Mais un fainéant comme Thompson ne se compliquait pas la vie avec ce genre de détail, à moins qu’il n’obéisse à quelqu’un d’autre. Lennon se demanda si ce quelqu’un d’autre pourrait être un vieil ami de la Branche C3 du Renseignement qui s’attachait à lui pourrir l’existence.
Il ralentit en rétrogradant les vitesses, appliquant de légères pressions sur la pédale du frein pour ne pas glisser sur la neige glacée. L’Audi cahota bruyamment quand il s’arrêta au feu rouge du côté sud de King’s Bridge. Bien qu’il n’y eût personne aux alentours, il mit son clignotant pour indiquer qu’il allait traverser la rivière.
Le feu passa du rouge à l’orange. Lennon relâcha l’embrayage à mi-course. Au vert, il libéra le frein à main, laissant aller la voiture en douceur, sans déraper, prenant son temps jusqu’au deuxième feu quelques mètres plus loin.
« On arrive bientôt », dit-il. Il tourna la tête vers Galya, mais elle ne lui rendit pas son regard.
« Je vous jure que tout va bien se passer. Ils vont s’occuper de… »
Un bruit s’éleva brusquement, quelque part dans le brouillard : le rugissement d’un moteur, des roues tournoyant sur elles-mêmes. Il chercha la lumière de phares mais n’en vit aucune. Une voiture jaillit de la grisaille, un vieux 4x4 Nissan qui chassait de l’avant sur la glace. Un bref instant, Lennon crut à un conducteur qui avait perdu le contrôle de son véhicule dans la descente de Ridgweway Street. Mais voyant que le 4x4 prenait de la vitesse, il devina que la collision ne serait pas un accident.
Il écrasa l’accélérateur et sentit l’Audi tressauter tandis que les pneus perdaient leur adhérence sur la chaussée glacée. L’arrière décrocha vers l’extérieur, le train avant partit du côté opposé à la rivière. Galya poussa un petit cri en comprenant ce qui se passait. Elle se couvrit la tête de ses bras au moment où le 4x4 percutait l’aile arrière.
Lennon sentit, plutôt qu’il n’entendit, le déploiement de l’airbag côté passager. Sa tête heurta la vitre, un éclair s’alluma derrière ses yeux.
Il revint à lui, l’œil trouble, ne sachant pas s’il s’était écoulé quelques secondes ou plusieurs minutes depuis le choc. Puis, retrouvant la vue, il tendit l’oreille. Le moteur de l’Audi tournait toujours au ralenti, un signal d’alerte tintait. Il jeta un regard tout autour, nota la vitre arrière explosée et la portière enfoncée côté passager, mais l’avant était intact. Galya se tenait toujours la tête dans les mains, respirant par saccades.
Les dégâts auraient été plus importants si le Nissan n’avait pas dévié de sa course, perdant adhérence et vitesse sur la glace. Sur sa gauche, à travers le voile du brouillard et de la fumée qui bouillonnait sous le capot du véhicule, Lennon distingua la portière du conducteur, ouverte. Un homme sortit, capuche rabattue sur la tête, écharpe autour du visage. Plissant les yeux pour assurer sa vision, Lennon le vit lever la main dans la brume.
Lennon passa la première et appuya à fond sur l’accélérateur. Les pneus patinèrent sur la glace avant que la voiture ne s’arrache brusquement, l’arrière chassant vers la droite. Au même moment, la lunette se fendilla et quelque chose se ficha dans le plafond. Galya hurla.
L’Audi glissait de tous côtés en essayant de retrouver la traction. Lennon tenta de se rappeler le stage de conduite qu’il avait suivi des années auparavant, à son entrée dans la police. Il braqua dans la direction du dérapage, leva le pied de l’accélérateur, et sentit la voiture se redresser. Son instinct lui criait d’enfoncer la pédale jusqu’au tapis mais il résista et se concentra pour maintenir sa trajectoire, privilégiant l’adhérence à la vitesse.
Il s’engagea sur King’s Bridge, utilisa la ligne droite pour prendre de l’élan, décéléra quand il sentit l’arrière décrocher. En approchant de la sortie du pont, il jeta un coup d’œil dans son rétroviseur. Deux phares, l’un brillant, l’autre affaibli par le choc, trouaient le brouillard à travers le reflet étoilé de la vitre arrière.
Il brûla un feu rouge au départ de Sunnyside Street. Les phares du Nissan se rapprochaient. Le quatre roues motrices tenait mieux la route que l’Audi.
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