Combien de temps avait-elle dormi ? Il lui semblait qu’elle venait à peine de fermer les yeux, nichée dans le lit tiède de Susan, mais quand elle les ouvrit, la lumière avait changé. Elle écouta les bruits de l’autre côté de la porte de la chambre. Les deux petites filles riaient en chœur. La vaisselle s’entrechoquait. La femme, Susan, faisait la cuisine. Elle paraissait pleine de bonté, mais fatiguée, comme si elle souffrait d’un chagrin intérieur. Galya imaginait que c’était en partie la faute de Lennon, le policier qui l’avait amenée ici.
C’était un homme étrange. Correct, pensa Galya. Elle se demanda s’il l’avait amenée chez cette femme, au lieu de la mettre dans une cellule, pour essayer de se prouver à lui-même sa propre valeur. Il souriait parfois, et riait, et parlait, mais de temps en temps ses pensées partaient ailleurs, désertant ses yeux.
Galya lui faisait-elle confiance ? Elle hésitait encore. Susan, oui, apparemment. Cela suffisait pour l’instant.
Elle repoussa la couette et s’assit, posa les pieds par terre aussi doucement que possible. Ses blessures la brûlaient au moindre contact, même à travers les pansements qui les protégeaient. La douleur lui envoyait des ondes dans les chevilles et les mollets. Son corps était assailli par toutes sortes de crispations et d’élancements.
Les vêtements propres reposaient près du lit, soigneusement pliés. Galya s’était vu retirer les siens par les policiers. Éléments à charge, avaient-ils dit.
À l’hôpital, la gentille dame avait expliqué que Galya n’avait rien à craindre des policiers. De toute évidence, le meurtre était un geste de légitime défense, ils le comprendraient. L’homme qui était mort était un criminel. La police ne porterait pas son deuil.
Tout de même, il y avait une procédure à respecter, des questions auxquelles il faudrait répondre. Des salles d’audience et des avocats. Des mois encore à passer dans cette ville, sans la moindre perspective de rentrer chez elle.
Galya sentit les larmes revenir, mais elle les chassa farouchement. Non. Pas maintenant. Elle aurait tout le temps de pleurer pendant les jours et les semaines à venir.
Elle enfila le jean et le T-shirt, tous deux trop grands pour ses épaules et ses hanches étroites, puis s’appuya contre le mur pour glisser ses pieds dans les chaussons. Les semelles lui procuraient un agréable coussin de protection. Elle alla ouvrir la porte.
Debout sur le seuil, Galya observa un instant le petit couloir qui menait au salon, où les fillettes jouaient encore sous le sapin. Le policier parlait dans son téléphone portable, pendant que Susan disposait des assiettes et des couverts sur la table.
Une chaude odeur de cuisine la fit saliver, son estomac gargouilla. De la viande, revenue à l’huile, des légumes bouillis. Et surtout, flottant au-dessus des autres, l’effluve d’une préparation sucrée. Peut-être du chocolat, ou des caramels. Elle dut plaquer une main sur sa bouche pour réprimer un petit rire de joie. Prise d’un étourdissement, elle se retint au chambranle de la porte.
Susan leva les yeux de ses préparatifs et sourit. « Venez, dit-elle. Ne soyez pas timide. »
Galya s’approcha lentement de la table en se tenant aux murs et à tout ce qu’elle trouvait sur son chemin. Son estomac émit un autre borborygme, assez fort pour que Susan réagisse en haussant les sourcils.
« Asseyez-vous, dit-elle. Vous pouvez commencer avant les autres. »
Galya se glissa sur une chaise, une assiette devant elle. Susan attrapa une poignée de brillantes papillotes dans une boîte en métal. Ouvrant la main au-dessus de l’assiette, elle lâcha les friandises qui apparurent comme le trésor d’un pirate. Galya préleva un bijou vert émeraude, déplia le papier et croqua une bouchée. Elle ferma les yeux et laissa le chocolat fondre sur sa langue en exhalant lentement par le nez, les coins de la bouche relevés dans une expression de béatitude.
Quand elle rouvrit les yeux, le policier était assis en face d’elle.
« Ils exigent que vous soyez au commissariat dès ce soir, dit-il. Interrogatoire demain matin. »
Le sourire naissant de Galya mourut sur ses lèvres.
« On va manger tranquillement, ajouta-t-il. Mais tout à l’heure, il faudra que je vous y conduise. J’ai essayé de repousser jusqu’à demain. Impossible. Le chef de la brigade, mon patron, refuse catégoriquement. Il n’est pas content parce que je ne vous ai pas amenée directement après l’hôpital. »
Galya demanda : « Après, je reviens ici ? »
Le policier secoua la tête. « Non, dit-il. Ils veulent vous garder en détention. »
Elle sentit ses yeux devenir brûlants.
« Ne vous inquiétez pas, dit Lennon. L’appartement de l’Assistance aux victimes sera prêt demain. Vous ne passerez qu’une nuit en cellule. J’y veillerai, je vous le promets. »
Galya sourit. Elle pressentait pourtant que Jack Lennon, comme la plupart des hommes, tenait rarement ses promesses.
Ils mangèrent en silence, avec pour toute conversation les quelques échanges murmurés entre Ellen et Lucy. Lennon regardait Galya enfourner une quantité de nourriture qu’il ne l’aurait jamais crue capable d’absorber. Elle vida une assiette puis, simplement, la tendit à Susan, qui se fit un devoir d’y empiler à nouveau tranches de dinde, jambon et pommes de terre rôties. Quand vint le dessert, trifle et crème glacée, elle dévora un plein bol à grands coups de cuillère. À la fin, elle éructa. Les fillettes éclatèrent de rire.
« Excusez-moi, s’il vous plaît, dit-elle.
— Ce n’est pas grave, répondit Susan en commençant à débarrasser. Si vous alliez dormir encore un peu ?
— Merci », dit Galya. Elle se leva, regarda chaque visage tour à tour. « Merci, vous tous. »
Lennon sourit et hocha la tête. « Je crois que c’est l’heure d’une petite sieste pour moi aussi, dit-il.
— Sûrement pas, dit Susan. Tu vas m’aider à ranger. »
Mieux valait ne pas protester. Avec un soupir, Lennon rassembla les couverts et les serviettes.
Tandis qu’ils déposaient ensemble la vaisselle sale dans l’évier, Susan demanda : « Que va-t-il lui arriver ?
— On va s’occuper d’elle, répondit Lennon. Même si le procureur réclame sa mise en accusation pour le meurtre, elle n’écopera sans doute d’aucune peine. Les gens de Care NI lui procureront un hébergement en attendant que l’affaire soit traitée, et ensuite elle pourra rentrer chez elle.
— Et après ? demanda Susan. Les épreuves qu’elle a traversées, le traumatisme… Comment est-elle censée s’en remettre ?
— Ce n’est pas à nous de gérer ça, répondit-il, conscient qu’il devait paraître terriblement insensible.
— Bon sang, dit Susan. Une fois que vous en aurez fini avec elle, vous la jetterez comme une moins que rien, c’est ça ?
— Pas du tout, dit Lennon, sachant pourtant que c’était la vérité. On lui assure le plus de confort possible. S’il s’agissait d’une ressortissante de l’Union européenne, une Polonaise, une Lettone, n’importe quoi, elle pourrait rester et bénéficier de soins médicaux, d’un suivi psychologique. Mais elle est ukrainienne. Elle doit donc quitter le pays après son passage devant la justice. Nous, on ne peut rien faire de plus.
— C’est dégueulasse de traiter un être humain de cette manière, dit Susan. Enfin, toi, je sais que tu te soucies d’elle. »
Elle passa un bras autour de la taille de Lennon. Il mit le sien sur son épaule et l’attira à lui.
« La vaisselle peut attendre, dit-elle. Tu n’as pas envie qu’on s’allonge un peu ? »
Lennon jeta un coup d’œil aux fillettes. Couchées sur le tapis, elles regardaient Harry Potter à la télévision.
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