— On n’a pas vraiment de preuve qu’elle ait tué quiconque, objecta Lennon. Roscoe me l’a rapporté, c’est tout, et ce qu’il raconte n’est pas exactement parole d’évangile.
— Une fois que les équipes scientifiques auront fait leur boulot, les éléments à charge ne manqueront pas. Mais nous pourrons demander l’indulgence, si elle prouve qu’elle a agi en légitime défense.
— Où ira-t-elle en attendant ? À l’Assistance aux victimes, ou dans une cellule ?
— C’est Noël, dit Uprichard. Il n’y a personne pour s’occuper d’elle à l’Assistance. Ce sera forcément une cellule.
— Non, dit Lennon. Après ce qu’elle vient de vivre, on ne peut pas l’enfermer.
— Nous n’aurons peut-être pas le choix, si elle est soupçonnée de meurtre. »
Lennon se leva. « Vous allez l’arrêter ?
— Non. Pas encore. Mais…
— La soumettre à un interrogatoire en bonne et due forme ?
— Ce n’est pas moi qui déci…
— Alors, il est exclus que cette fille passe une seule minute dans une cellule tant qu’elle n’y sera pas obligée.
— Qu’est-ce que vous suggérez ? » demanda Uprichard.
Lennon réfléchit en frottant ses yeux secs et fatigués. Pour sa propre tranquillité d’esprit, il ne voyait qu’une seule réponse.
« Quel imbécile je suis », dit-il.
Galya regardait les lèvres de la dame qui s’adressait à elle avec bienveillance, elle entendait les mots prononcés, mais son esprit n’enregistrait pas grand-chose. La dame parlait d’associations, de police, d’immigration, de droits des femmes, et parfois elle prenait la main de Galya.
Galya luttait contre l’envie de dormir.
La dame était très gentille, répétant sans cesse qu’elle était là pour l’aider.
Mais le lit était tellement confortable, et le sommeil, irrésistible, s’insinuait dans toutes les cellules de son corps, bien que chacune la fît encore souffrir à un degré d’intensité variable.
Les paupières de Galya s’étaient fermées quand une toux la réveilla. Ouvrant les yeux, elle vit le policier passer la tête par le rideau de plastique tiré autour du lit. Il dit quelque chose à la gentille dame, qui s’excusa et sortit le rejoindre.
À présent que Galya était seule, les bruits de l’hôpital se fondirent en un murmure apaisant, comme le clapotis d’un ruisseau en été. Elle pensa à Mama et à Papa, et à la petite maison dans laquelle elle avait grandi, à l’odeur du pain qui cuit dans le four, la peau douce et sèche de Mama, la route devant la porte. En s’enfonçant plus profondément dans une tiède somnolence, elle vit l’homme au visage lunaire. Il lui montrait les dents qu’il tenait dans sa main, les comptait une par une, désignait celles qu’il lui avait arrachées de la bouche, et elle se touchait à cet endroit, sentait les trous béants, et il voulait encore lui montrer autre chose, un objet clair et brillant, pointu, et…
Un cri étranglé lui échappa quand la dame, en lui prenant la main, la ramena à la conscience.
« Tout va bien, dit la dame. Vous êtes en sécurité ici. Personne ne vous menacera plus. »
Galya glissa un doigt entre ses lèvres pour se tâter les dents. Voyant qu’aucune ne manquait, elle remercia Mama en silence.
Son regard glissa vers le policier qui se tenait debout derrière la dame. Il avait l’air épuisé. Un bandage couvrait l’entaille sur son menton.
« Voici l’inspecteur chef Jack Lennon, de la PSNI, la Police d’Irlande du Nord, dit la dame. C’est lui qui vous a retrouvée. »
Ne sachant comment répondre, Galya se contenta de hocher la tête.
« Il vous cherche un lieu d’hébergement, expliqua la dame. La police dispose d’un endroit spécial pour accueillir les victimes, un service très agréable. Mais à cause de Noël, le personnel n’est pas disponible. Sinon, il y a les cellules au commissariat. Ça manquera un peu de confort, mais vous serez en sécurité.
— Une cellule ? dit Galya. Comme dans prison ?
— Ou bien, l’autre possibilité…, reprit la dame. Ce monsieur de la police a une amie, une personne très gentille, qui propose de vous accueillir. Vous aurez de quoi manger, vous pourrez vous laver. Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Galya se rappela la dernière fois qu’un homme avait proposé de l’aider, et la terreur qui avait suivi. Mais une envie puissante s’imposa à son esprit et balaya la peur.
« Un bain ? » demanda-t-elle. Elle se vit immergée tout entière dans l’eau, son corps purifié, la chaleur se répandant en elle.
« Je ne sais pas si ce sera possible, avec vos pansements.
— Oui, un bain, dit le policier. On veillera à ne pas vous mouiller les pieds. »
Galya ne réfléchit pas plus longtemps.
« S’il vous plaît, j’aimerais bien y aller », dit-elle.
Edwin Paynter se tint tranquille pendant que, transporté d’une salle à une autre, il passait entre les mains de radiologues qui examinèrent les clichés de son crâne puis d’infirmières qui se penchèrent sur lui pour essuyer le sang autour de sa plaie. Les policiers maugréaient, impatients de rejoindre leur famille à la maison. Il leur fut rappelé qu’une blessure à la tête nécessitait un temps d’observation incompressible et qu’ils devraient attendre d’être relayés par d’autres agents.
Paynter écoutait toutes les conversations, les yeux au plafond. Il se repassait mentalement les étapes du parcours auquel il s’était préparé pour de pareilles circonstances. D’abord, le regard perdu, égaré. Puis les yeux révulsés, la langue qui tombait en arrière et les contractions de l’abdomen, en gardant la nuque souple, le tout avec force ruades.
Il avait eu recours à cette technique une fois, quand une jeune femme, l’ayant percé à jour dans un supermarché, s’était plainte haut et fort d’être suivie. Le stratagème avait fonctionné à merveille, retournant la colère de la victime pour ne lui laisser que peur et inquiétude.
Le moment venu, il feindrait à nouveau une crise. La panique et le chaos assureraient son salut.
Mais pas maintenant. Pas encore.
Les deux policiers affectés à sa surveillance se raidirent à l’arrivée de l’inspecteur Lennon. Ils s’effacèrent tandis qu’il s’approchait et s’asseyait à l’extrémité du brancard. Des cercles sombres soulignaient ses yeux.
« Edwin Paynter », dit-il.
Paynter garda le silence et se remit à fixer le plafond.
« La fille va bien, annonça Lennon. Elle quitte l’hôpital en ce moment même. La femme que vous avez séquestrée dans le grenier se rétablira, elle aussi. Vous êtes sûrement ravi de l’apprendre. »
En travaillant sa concentration, Paynter distinguait des formes dans les motifs du plafond. Des têtes, des bras et des jambes, les ébauches de silhouettes humaines et animales émergeant entre les gris et les blancs.
« Vous allez être inculpé de chefs d’accusation multiples, continua Lennon. Enlèvement, sans doute, ou en tout cas séquestration arbitraire. Agression. Et l’homme à qui vous avez troué la peau, vous devrez vous expliquer sur ça aussi. Vous pouvez plaider la légitime défense et dire qu’il s’est introduit chez vous, mais l’argument ne passera pas. »
Paynter retint son souffle en repérant un visage dans les volutes du plafond. Un visage doux et aimant, avec des yeux qui lui souriaient. Il sourit aussi.
« Mais il y a quelque chose qui m’intrigue plus particulièrement, dit Lennon. Ces dents qu’on a retrouvées. D’où viennent-elles ? »
Paynter tourna son attention vers l’inspecteur.
« Et qu’y a-t-il sous le sol de cette cave ? »
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