Le visage du plafond murmura quelque chose, soufflant une réponse. Paynter la répéta.
« Le Seigneur sera mon juge », dit-il.
Le sourire de Lennon étira le pansement qu’il portait au menton. « Plus tard, peut-être, répliqua-t-il. Mais avant, vous devez vous présenter devant les tribunaux. »
Une infirmière passa dans le couloir avec un chariot pour le service du thé. Le cliquètement du métal émettait des voyelles et des consonnes que Paynter reproduisit fidèlement.
« Je n’apparaîtrai pas à la barre, déclara-t-il. Le Seigneur ne le permettra pas.
— Le Seigneur n’a pas son mot à dire. »
Paynter ricana. Le sang battait à sa tempe douloureuse. Tout autour, l’hôpital chuchotait, et chaque bruissement de l’air lui apportait la parole de Dieu.
« L’Ange du Seigneur me délivrera, dit-il. De même qu’il a libéré Pierre de sa prison, pour moi aussi, il viendra. »
Lennon demanda : « Vous ne croyez pas que l’Ange du Seigneur a mieux à faire le soir de Noël ? »
Paynter sentit le sourire disparaître sur ses lèvres. « Seuls les imbéciles se moquent du Seigneur, dit-il. Ou de son messager.
— C’est ce que vous êtes ? dit Lennon. Son messager ? »
Paynter leva les yeux au plafond. « Il n’y a pas de nom pour dire ce que je suis. »
Des flocons de neige se posaient de nouveau sur le pare-brise quand Lennon gara l’Audi au bas de son immeuble dans le quartier de Stranmillis. La fille, Galya, n’avait guère parlé durant le trajet. Elle regardait par la fenêtre, le visage figé, blottie dans le manteau de l’inspecteur.
« C’est là », dit-il.
Galya ne répondit pas.
Lennon descendit, alla ouvrir le coffre, et en sortit le fauteuil roulant escamotable prêté par l’hôpital. En quelques secondes seulement, il le déplia et sécurisa le mécanisme, puis abaissa le repose-pieds. Quand il s’approcha de la portière côté passager, les roues laissèrent des traces dans la neige.
Il ouvrit la portière. Galya leva vers lui un regard hésitant, avec l’air de ne pas comprendre où elle se trouvait. Elle prit la main qu’il lui offrait et grimaça en s’extirpant du siège. Il la porta à moitié pour l’aider à s’asseoir dans le fauteuil. Elle ne pesait presque rien.
En chemin, Lennon pensait aux femmes dont il avait acheté la compagnie. Combien de fois ces dernières années ? Il fallait bien les compter par dizaines, même si, depuis six mois, il avait résisté à son envie. Il éprouvait toujours de la honte, pendant et après, mais rien qui l’empêche d’y retourner. Elles prenaient son argent, parfaitement consentantes, se disait-il, personne ne les obligeait. Elles étaient payées, et lui se soulageait. Personne n’en pâtissait. Personne ne souffrait.
Pour autant qu’il le sache, aucune des filles ne faisait l’objet d’un trafic. Certaines étaient étrangères, bien sûr. Elles avaient des traits délicats, un accent slave. Toutefois, il les voyait comme des femmes libres. Jamais il ne pourrait aller avec une fille qu’on aurait forcée.
Mais était-il absolument certain de ce qu’il affirmait ?
Il chassa ses pensées tout en poussant le fauteuil dans l’entrée de l’immeuble jusqu’à l’ascenseur, et observa le visage de Galya qui se reflétait dans le bois poli de la cabine. Elle avait les yeux fixés sur quelque chose, à des kilomètres de distance.
Pour avoir rencontré de nombreuses victimes d’agression, Lennon savait qu’elles n’étaient plus les mêmes quand elles se relevaient de leur épreuve. Leurs vies se scindaient en deux, avec d’un côté la personne d’Avant, de l’autre celle d’Après. Tout ce qui semblait important à la personne d’Avant n’existait plus pour la personne d’Après.
Il se demanda à quoi ressemblait la Galya d’Avant. La Galya d’Après réussirait-elle un jour à remplir cette béance creusée en elle, qui transparaissait dans son attitude ?
L’ascenseur tinta en s’arrêtant, et les portes s’ouvrirent. Susan les attendait sur le seuil. Elle sourit à Galya, mais pas à Lennon.
« Merci d’avoir accepté », dit-il en poussant le fauteuil dans l’appartement.
Susan ne répondit pas. Elle se dirigeait déjà vers le salon, où des cadeaux étaient entassés sous le sapin de Noël. Les lumières des guirlandes faisaient danser des étoiles sur les papiers argentés.
Lennon fut pris d’une panique soudaine. « Tu as…
— Oui, dit Susan. Je suis allée les chercher chez toi quand elles se sont endormies. Et je les ai emballés, aussi.
— Merci.
— Ce n’est pas pour toi que je l’ai fait, répondit Susan. C’est pour Ellen.
— Encore mieux. Je ne te remercierai jamais assez…
— Jack, dit-elle en le regardant durement dans les yeux. Tais-toi. »
Elle s’accroupit devant Galya. « Qu’est-ce que je peux vous offrir ? Quelque chose de chaud à boire ? Du thé ? Du café ? Avec des toasts ?
— Oui, dit Galya d’une toute petite voix d’oiseau.
— D’accord. » Susan lui caressa la main et se releva.
Lennon fit mine de ne pas remarquer que Susan ne lui proposait rien. Il approcha la chaise roulante du canapé, aida Galya à s’y installer, puis, désemparé, rattrapé par la fatigue, se laissa tomber dans un fauteuil, inclina la tête en arrière et ferma les yeux.
Quelques secondes plus tard, à ce qu’il lui parut, il sursauta au son d’une tasse et d’une assiette posées sur la table basse. Redressant la tête, il vit Galya attraper un mug de thé fumant. Susan en plaça un autre devant lui.
« Même si tu ne le mérites pas », dit-elle.
Elle ne lui rendit pas son sourire.
Il prit le mug et avala une gorgée de thé chaud et sucré, accueillit l’onde brûlante qui se répandait dans sa gorge et irradiait sa poitrine. Susan s’éclipsa brièvement, puis réapparut les bras chargés de vêtements qu’elle déposa sur le canapé à côté de Galya.
« Ils seront un peu grands pour vous, dit-elle, mais ils vous tiendront chaud. En tout cas, ça vaut mieux que cette tenue d’hôpital. »
Galya reposa son mug sur la table et plaça une main sur les habits. Lennon huma l’odeur du linge propre et de l’adoucissant. Il se revit brusquement, petit garçon, dans la maison de sa mère, enfilant des chaussettes tout juste sorties du panier de linge propre par une froide matinée. Il sourit et crispa les orteils en se rappelant la sensation.
Il sentit le sourire s’enfuir de ses lèvres au moment où Galya s’effondra.
Elle était assise, là, une main sur les vêtements, et brusquement, elle parut se casser en deux. Un instant plus tard, la tête rentrée dans les épaules, elle pleurait. Un gémissement sourd qui semblait lui monter du ventre, enflait dans son torse, s’échappait de sa gorge en une plainte étranglée. De grosses larmes roulaient sur ses joues et inondaient ses genoux. Elle les recevait dans ses mains ouvertes comme pour tenter de les conserver, redoutant qu’elles se perdent dans le tissu de sa tunique d’hôpital.
Lennon se leva, sans savoir quoi faire.
Susan agit à sa place. Écartant la table basse, elle s’agenouilla pour ouvrir ses bras à Galya qui s’y jeta et enfouit sa tête contre son épaule.
« Tout va bien, murmura Susan, dont le souffle agitait les légers cheveux blonds de Galya. Vous êtes en sécurité ici. Personne ne peut plus vous menacer. »
Les yeux de Lennon rencontrèrent ceux de Susan, emplis de larmes, débordants d’une profonde compassion. Comment comprenait-elle ce genre de souffrance ? se demanda-t-il. Il voulait dire quelque chose, merci, n’importe quoi, la toucher peut-être, mais il ne put que rester debout, les bras ballants, la langue pétrifiée.
Читать дальше