« Merci d’être passé me voir. Ça m’a aidée.
— Je vous en prie. Si vous avez besoin de quoi que ce soit de solide à propos de Jack, sur les gens qu’il fréquente, ce genre de choses, n’hésitez pas. »
Hewitt se leva et partit. Elle avait le visage en feu.
Il s’était écoulé des heures avant l’arrivée de l’inspecteur Flanagan. Lennon avait bu trois cafés, mangé deux fois un toast accompagné d’une barre au chocolat, et il avait désespérément envie d’une cigarette, même s’il ne fumait pas. Pas quand il était sobre, en tout cas. Il envisagea de partir. Il n’était pas en état d’arrestation, on ne pouvait pas le retenir ici. Malgré tout, quelque chose lui disait qu’il valait mieux ne pas bouger, supporter.
Une douleur s’était installée au creux de ses reins, renvoyée par les articulations de ses épaules et de ses hanches, lancinante derrière son front. Il avait laissé les antalgiques dans la voiture et se sentait la langue sèche en pensant à avaler de la codéine, à l’apaisement qui se répandrait dans son corps.
Mais non. Il ne pouvait pas risquer d’avoir le cerveau embrumé.
Contrairement à ce qu’il s’était imaginé, il n’éprouva aucun soulagement quand Flanagan entra enfin et qu’il vit l’expression sur son visage. Tailleur pantalon bleu marine. Cheveux châtain clair, attachés. Peau claire sur laquelle le soleil du printemps commençait à déposer des taches de rousseur.
Le regard de Lennon chercha immédiatement sa main gauche, une habitude dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Il savait qu’elle le remarquerait, et qu’elle lui en tiendrait rigueur. Elle prit place en face de lui, l’air agacé, serrant les pans de sa veste. Elle avait posé un carnet ouvert sur la table devant elle, ainsi qu’un tas de feuilles A4, à l’envers.
Lennon devina sans peine ce qui était imprimé.
Flanagan ne se présenta pas.
« Le sergent Calvin m’a mise au courant. Allez-y. Essayez de me convaincre que vous n’avez pas tué Rea Carlisle, sinon je vous mets en garde à vue. »
Elle le regardait durement.
« Vous savez bien que je ne l’ai pas tuée, dit-il.
— Je ne sais rien du tout. Pour l’instant, je n’ai qu’un seul suspect. Et c’est vous.
— Si c’était moi, pourquoi viendrais-je ici vous dire ce que je sais ?
— Pour tout un tas de raisons. D’abord, pour vous couvrir. Pour vous cacher en feignant de vous exposer. Vous pensez que vous me déstabiliserez en me racontant votre histoire. Mais vous vous trompez.
— J’essaie de vous aider dans votre enquête, dit Lennon. Rea Carlisle était une amie. Plus que cela, à une époque. Je veux que vous trouviez le coupable. Vous le chercherez d’autant mieux que vous cesserez de vous attacher à moi et à ma présence dans la maison. »
Flanagan jeta un coup d’œil à ses notes. « Comment saviez-vous que l’arme du crime était un pied-de-biche ?
— On me l’a dit.
— Qui ?
— Un collègue.
— Quel collègue ?
— Ça n’a pas d’importance.
— Pour moi, si.
— J’aimerais autant ne pas lui causer de souci. Placez-moi en garde à vue, procurez-moi un avocat, et je vous le dirai à ce moment-là.
— C’est peut-être bien ce que je vais faire. On a relevé des empreintes sur le pied-de-biche. Et si c’étaient les vôtres ? »
Lennon déglutit. Il se rappelait le contact du pied-de-biche dans sa main. Son poids.
« Ça se pourrait.
— Ah bon ?
— Il était par terre. Sur le palier. Je l’ai ramassé et je l’ai reposé après. »
Flanagan se carra dans son fauteuil. « Eh bien, ça ne s’arrange pas… Le portable de Rea Carlisle a disparu. Qu’est-ce que vous en avez fait ?
— Elle l’avait quand je l’ai quittée, répondit Lennon. Elle a appelé quelqu’un pendant que j’étais là. Son père, je présume. Elle a laissé un message. Et si vous la cherchez toujours, sa voiture est garée non loin de là où on s’était donné rendez-vous. »
Flanagan prit note.
« Vous avez parlé à ses parents ? interrogea Lennon.
— Non, pas encore. Mais cela ne saurait tarder. »
Lennon mit la main dans sa poche. « Quand vous les verrez, interrogez Mr Carlisle à propos de ceci. »
Il posa la photo sur la table, étudia le visage de Flanagan pendant qu’elle l’examinait. Elle ne montra rien.
« Qu’est-ce que ça a à voir ?
— Rea me l’a donnée. Elle m’a demandé de me pencher sur le passé de son père. Sur les liens qu’il a entretenus avec les paramilitaires.
— Ce ne serait pas le premier homme politique à avoir des connexions, parmi les unionistes ou d’autres, répliqua Flanagan. Je ne saisis pas le rapport avec mon enquête.
— Elle m’a dit qu’elle avait trouvé cette photo à l’intérieur d’un registre dans la maison de son oncle. Une sorte d’album photo, ou un livre de comptes. C’est la raison pour laquelle elle m’a appelé et voulait me voir. Elle a raconté que le registre contenait des coupures de journaux et des textes manuscrits.
— Concernant ?
— Tous les gens que son oncle a tués. »
Imperturbable, Flanagan le dévisagea en silence.
Lennon lui reprit la photo des mains, la posa sur la table, et approcha son doigt du visage de Raymond Drew. « C’est lui. »
Flanagan ne daigna pas regarder l’image. « Et où est ce registre maintenant ?
— Je ne sais pas. Il n’était pas là quand Rea m’a emmené à la maison. Elle a dit que quelqu’un l’avait pris.
— C’est commode.
— Oui.
— Vous avez conscience que ce genre de boniment ne vous aidera pas ?
— Boniment ou pas, c’est ce qu’elle m’a raconté. Et maintenant, je vous le raconte à vous. Ce registre vous permettra de trouver la personne qui a tué Rea Carlisle. Elle en a parlé à son père, et il l’a dissuadée de prévenir la police. Cette photo a quelque chose à voir avec tout ça.
— Puisque vous vous intéressez tellement aux photos, que pensez-vous de celle-ci ? »
Flanagan retourna la première feuille A4, sur laquelle était imprimée une image. Elle la fit glisser sur la table. Cheveux sombres avec un reflet rouge. Yeux éteints, ouverts. Gisant en haut de l’escalier. Lennon était incapable de détacher son regard.
« Vous l’avez laissée dans cet état-là », dit Flanagan.
Il essaya de garder une voix assurée, de bloquer l’émotion. « Non. » Rien à faire, le mot tremblait en franchissant ses lèvres. « Elle était vivante quand je l’ai quittée.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous l’avez draguée ? Vous étiez ensemble, à une époque. Vous avez eu envie d’un petit coup rapide en souvenir du bon vieux temps ? Elle a refusé ?
— Absolument pas, dit Lennon, les yeux toujours sur l’image. Elle était accablée, parce que je ne la croyais pas à propos du registre. Elle m’a donné la photo et je suis parti. »
Flanagan posa une autre photo par-dessus la première. En gros plan, les blessures du crâne.
« Vous vous êtes mis en colère, hein ? Elle vous a repoussé, et vous n’avez pas supporté. La rage vous a aveuglé. Ça monte très vite, parfois. Tout va bien, et puis, brusquement, on voit rouge. On ne se contrôle plus. On déborde. Je suis sûre que ce n’était pas votre intention, que ce n’était pas prémédité.
— Je n’ai rien fait, dit Lennon. Je vous le répète, elle était assise dans la chambre du fond quand je suis parti. Elle était bouleversée. Et vous ne pouvez pas m’obliger à regarder ces…
— Pourquoi étiez-vous entré dans sa chambre ?
— Ce n’était pas sa chambre. Ni même sa maison, c’était celle de son oncle. Je vous l’ai dit. Elle était en train de la vider.
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