Les jambes coupées, Ida s’appuya contre le battant, sentit le verre froid contre sa joue humide. Elle ne bougea plus, les yeux fermés, le temps de laisser passer l’étourdissement.
Lorsqu’elle sortit enfin du salon, elle se tourna vers la cuisine. Porte fermée. Elle distinguait une silhouette à travers le panneau en verre cannelé. Voûtée comme celle d’un vieil homme. Mais c’était un vieil homme, non ? Il aurait déjà dû être grand-père.
Elle ouvrit la porte. Un vaste espace pour accueillir un grand piano de cuisson en fonte à une extrémité, une table et des chaises de l’autre côté, des placards habillés de bois massif, et, aux murs et au sol, des carreaux importés d’Italie. Refaite deux fois depuis leur installation. C’était la pièce dont elle avait été la plus fière dans sa maison, autrefois, quand elle se souciait de ce genre de choses. Plus maintenant.
Graham était assis à la table, avec un verre et la bouteille de whisky. Aux deux tiers vide. L’odeur de l’alcool planait dans l’air. Il ne releva pas la tête. Son téléphone était posé devant lui, silencieux pour une fois.
Ida dit : « Nous l’avons tuée. »
Graham prit le verre, but une gorgée, et toussa. Il s’essuya les yeux du revers de la main.
Ida s’avança d’un pas. « Nous l’avons tuée, j’ai dit.
— J’ai entendu.
— Nous aurions dû aller à la police avec elle. Si nous avions dit la vérité, elle serait encore en vie.
— Tu n’en sais rien. » Il vida son verre, dévissa le capuchon de la bouteille, s’en servit un autre.
« Si, je le sais. Et toi aussi. Nous aurions pu parler du registre à la police, de Raymond.
— Raymond n’a rien à voir là-dedans.
— Pardon ? »
Graham se tourna vers elle. Les yeux rouges et gonflés. « C’était un cambrioleur. Un voleur qu’elle a surpris. Il n’y a aucun rapport avec le registre. »
Ida secoua la tête. « Comment peux-tu dire ça ? »
Il ricana, le visage soudain laid et tordu. « Tu crois que Raymond est sorti de sa tombe pour la tabasser ? Hein ? C’est ce que tu penses ? »
Ida déglutit. Elle avait envie de hurler, de le griffer jusqu’au sang, de le frapper avec ses poings. Mais elle répondit seulement : « Nous devons dire la vérité maintenant. La police va venir nous interroger, ce soir ou demain. Il ne faut pas continuer avec ces mensonges. Nous leur parlerons de Raymond. Nous parlerons du livre. Nous… »
Il se jeta sur elle, si vite qu’elle entendit à peine la chaise qui se renversait sur le carrelage. Elle sentit ses doigts lui agripper les bras, la chaleur de son haleine sur son visage, l’odeur du whisky.
« On ne leur dit rien, grogna-t-il entre ses dents. Rien du tout. »
Il la poussa contre le chambranle de la porte. Les épaules écrasées, meurtries.
« Quel homme es-tu donc ? » demanda-t-elle.
Il lui attrapa la mâchoire d’une main, plaqua sa tête contre le bois. Elle fut prise de nausée. De son autre main, il lui serrait la gorge.
« Je suis ton mari. Et tu vas m’obéir. »
La vessie d’Ida lui faisait mal. Des points noirs apparurent devant ses yeux.
« S’il te plaît, souffla-t-elle.
— Tu ne leur dis rien.
— Lâche-moi. » Sa voix n’était qu’un douloureux croassement.
Il ôta la main de sa gorge. L’air lui emplit les poumons, elle toussa, et tomba à genoux.
« C’est moi qui parlerai à la police, décréta Graham en marchant de long en large. Toi, tu te tais. Toute communication passera par moi, compris ? »
Elle posa les mains par terre pour ne pas s’effondrer. Il lui pressa l’épaule.
« Compris ? »
Fermant les yeux, elle s’obligea à respirer calmement.
« Ida, c’est compris ? »
Elle acquiesça.
« Parfait, dit-il. Maintenant, si tu allais… »
Le carillon de la porte d’entrée figea les mots sur ses lèvres. Ses chaussures lustrées se tournaient déjà vers le vestibule. Il saisit Ida par le bras et la tira.
« Debout. Arrange-toi un peu. »
Ida se releva péniblement en s’accrochant au bord de la table. Elle s’essuya le visage, prit la bouteille de whisky, le verre, et les rangea. Graham l’observait.
S’approchant de l’évier, elle posa les mains sur l’acier. Les pas de son mari s’éloignèrent dans le vestibule. Elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir, puis la voix de Graham : « Oui ?
— Monsieur Carlisle ? Inspecteur-chef Serena Flanagan. »
« Pas sans mon avocat », répondit Graham Carlisle.
Flanagan perçut l’odeur du whisky à l’intérieur de la maison. Carlisle avait les yeux rouges, les joues échauffées. Il regarda à peine sa carte de police. Et ne daigna pas saluer le sergent Calvin à ses côtés.
Elle s’était doutée qu’il exigerait la présence d’un avocat. Connu pour son esprit procédurier, il avait intenté, et gagné, plusieurs procès en diffamation contre divers journaux. Lui-même avocat, il ne prenait jamais aucune décision importante sans consulter un confrère.
« Quelques questions seulement, dit Flanagan. Nous ferons aussi vite que possible. Je sais que c’est un moment difficile pour vous, mais comprenez bien : plus nous en apprendrons sur ce qui s’est passé, plus nous aurons de chances de retrouver rapidement le meurtrier de votre fille. »
Carlisle ne bougeait pas, les yeux dans le vague. « Très bien, dit-il enfin. Vous pouvez entrer, mais je ne répondrai à aucune question avant l’arrivée de mon avocat. Je l’appelle immédiatement. »
Il les conduisit dans un salon au mobilier élégant, canapé et fauteuils en soie, table basse ancienne, étagères abondamment garnies. Une pièce que les Carlisle réservaient aux invités, songea Flanagan.
Une femme attendait, à demi assise sur l’accoudoir d’un fauteuil, les mains croisées dans son giron. Manteau boutonné sur une chemise de nuit. La mère de Rea Carlisle, dans la tenue qu’elle portait quand elle avait découvert le cadavre de sa fille. Elle fixait le tapis.
« Ida », dit Carlisle.
Pas de réaction.
Plus fort : « Ida. »
La femme leva la tête vers lui. Flanagan lut la peur dans ses yeux. L’éprouva elle-même, dans son propre ventre.
« J’ai dit aux inspecteurs que je ne discuterai pas de ce qui s’est passé tant que mon avocat ne sera pas arrivé. Tu comprends ? »
Ida acquiesça et regarda à nouveau le tapis.
Carlisle se tourna vers Flanagan et Calvin. « Asseyez-vous. Je n’en ai pas pour longtemps. »
Il referma la porte derrière lui.
Flanagan prit place sur le canapé en face d’Ida. Calvin resta debout, adossé au mur du fond.
« Toutes mes condoléances », dit Flanagan.
Ida remercia peut-être, mais d’une voix si étouffée que Flanagan n’en était pas sûre. Elle chercha le regard de Calvin, lui indiqua la porte d’un geste du menton. Calvin opina.
« Sergent Calvin, dit-elle, j’ai oublié mon carnet. Vous voulez bien aller le prendre dans la voiture, s’il vous plaît.
— Pas de problème. » Calvin sortit.
Après un bref silence, Flanagan demanda : « Y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez me dire ? »
Ida fit non de la tête.
« Ce ne sera pas noté dans le compte rendu. De vous à moi, seulement. »
Ida leva les yeux. « Qui êtes-vous ?
— Inspecteur-chef Flanagan. Serena Flanagan. Vous voulez voir ma carte ? »
À nouveau, Ida secoua la tête.
« Parlez-moi d’elle, dit Flanagan.
— Graham m’a interdit de répondre à vos questions.
— Je vous répète que j’ai oublié mon carnet, je ne peux rien écrire. J’aimerais juste me faire une idée. De Rea. Votre fille. »
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