Assez de temps pour découvrir ce qui s’était passé dans cette maison ? Sans doute pas, mais il devait essayer. Quoi qu’il puisse apprendre, ce serait du terrain regagné sur l’erreur de Flanagan.
Mais ce soir, il n’y avait rien à faire. Sauf éteindre son esprit, s’accorder une nuit d’inconscience. Son sac contenait quatre canettes de lager de qualité médiocre et une demi-bouteille de vodka de supermarché. Ça, et sa dernière plaquette d’antalgiques.
Après être allé remplir le seau à glace à la machine située au bout du couloir, il le reversa dans le lavabo de la salle de bains, ajouta de l’eau, et mit les canettes à refroidir.
Puis il ouvrit la demi-bouteille de vodka, but une gorgée, toussa, but encore. Avec la troisième gorgée, il avala les cachets que son corps avait réclamés toute la journée.
Trente minutes plus tard, l’euphorie de l’alcool et la douce tiédeur de la codéine s’étaient répandues dans ses veines. Il regretta soudain de ne pas avoir acheté de cigarettes. Cette chaleur dans la gorge et les poumons, le picotement de la nicotine qui parcourait les nerfs, il n’en serait que plus détendu.
Il y avait un vendeur de journaux à deux minutes de l’hôtel. Il pourrait trouver quelque chose à manger par la même occasion.
Son estomac gargouillait d’impatience.
Décision prise, il tendait déjà la main pour attraper la carte magnétique sur la table de chevet quand son portable vibra dans la poche de son jean. Il suspendit son geste, regarda l’écran. Numéro masqué. Il prit l’appel.
« Allô ? »
Un bref silence. Au bout du fil, le silence dans une pièce vide. Puis : « Vous êtes Jack Lennon ? »
Une voix d’homme, au timbre léger.
Lennon s’assit sur le lit. « Qui est à l’appareil ?
— Je voudrais parler à Jack Lennon.
— Qui est à l’appareil, j’ai dit ? »
Silence.
« Qui est-ce ? insista Lennon.
— Ce doit être vous. Bonjour, Jack. »
Lennon se sentait la langue pâteuse, l’esprit embrumé. « Dites-moi qui vous êtes sinon je raccroche.
— Nous avons une connaissance en commun, déclara la voix qui tremblait imperceptiblement. Ou avions , devrais-je dire plutôt.
— Je raccroche.
— Rea Carlisle. »
Lennon garda le téléphone à l’oreille. Écouta. Une inspiration, légèrement voilée.
« Il y avait votre numéro dans son téléphone. Elle vous a appelé la veille. »
Lennon déglutit. L’alcool et les antalgiques ralentissaient ses pensées. « C’est juste.
— Vous lui avez pris quelque chose ?
— Comme quoi ?
— Une photo.
— Peut-être. Ou peut-être pas.
— Je crois que oui. Vous l’avez montrée à quelqu’un ?
— Peut-être. Ou peut-être pas.
— Pourquoi tant de cachotteries ?
— Parce que je ne sais pas qui vous êtes.
— Si, vous le savez.
— Vous avez tué Rea, dit Lennon.
— Peut-être. Ou peut-être pas. Vous voyez, moi aussi, je peux être cachottier. Il est possible que je vienne vous reprendre la photo.
— Faites donc, dit Lennon. J’aimerais vous parler. »
Encore une inspiration, un rire forcé. « Vous êtes policier ?
— Peut-être. Ou peut-être pas.
— Vous parlez comme un policier.
— Au revoir, Jack. Je ne vous contacterai plus.
— Attendez… »
Trois tonalités, puis le silence.
Lennon avait plus que jamais envie d’une cigarette.
La photo, trouvée par Rea dans le registre. Un registre que l’inconnu détenait sûrement maintenant. Lennon se représenta une silhouette, les contours d’un homme au cœur de l’ombre, penché sur des pages qui parlaient de sang et de vies perdues depuis longtemps.
Fils électriques
Décembre 2002
Je rêve de fils électriques.
Chaque fois que je ferme les yeux avant de m’endormir, je les sens partout sur moi, en moi, dans mes veines, mon cœur et mon cerveau. J’ai de l’électricité à la place du sang. Je rêve que je parcours le monde, des éclairs fusent au bout de mes doigts, par mes yeux, par ma bouche. Je crache des arcs de lumière aussi chauds que le soleil. Mes pieds font jaillir des étincelles, envoient dans la terre le courant qui m’irradie.
Une année, à Noël, quand j’étais enfant, je suis allé seul au cinéma et j’ai vu un film à propos d’un homme qui souhaitait ne jamais être né. Un ange exauçait son vœu et lui montrait le monde tel qu’il serait sans lui. Au début du film, quand l’homme était jeune, il avait promis à une fille de lui donner la lune. Elle la mangerait, disait-il, et les rayons lui sortiraient par les doigts, les orteils, et les cheveux.
Je me suis dit que je pourrais faire la même chose. Mais je savais bien qu’il m’était impossible d’attraper la lune. Ce qui lui ressemblait le plus autour de moi, c’était le lampadaire du salon. Un long pied en bois, avec une ampoule et un abat-jour en tissu. Peut-être que si je pouvais manger la lumière, des rayons sortiraient de moi comme de la fille dans le film.
Il n’y avait personne quand je suis rentré à la maison. J’ai allumé le lampadaire, je l’ai observé pendant un moment, puis je me suis hissé sur une chaise et j’ai mis la main dans l’abat-jour, pour prendre l’ampoule. Ça brûlait. J’ai retiré ma main, la peau me piquait. J’ai sorti un mouchoir de ma poche, je m’en suis fait un gant, et j’ai réessayé. Bien sûr, quand j’ai enlevé l’ampoule, elle s’est éteinte, privée d’alimentation.
Je l’ai remise en place et j’ai réfléchi. La lumière n’était pas le pouvoir lui-même, mais seulement sa manifestation. Le pouvoir se trouvait dans les fils électriques. Quand j’ai vu le câble qui reliait le pied du lampadaire à la prise, j’ai compris que là, dans ce mince serpent, étaient contenus tous les éclairs que je pouvais manger. Il me suffisait de le fendre, de le mettre dans ma bouche, et d’avaler.
Je suis allé chercher les gros ciseaux dans la cuisine. De longues lames, le froid du métal au contact de mes doigts. Le câble était entouré de tissu tressé que les ciseaux ont facilement découpé. J’ai eu plus de mal avec le plastique en dessous. Il m’a fallu appuyer fort. Mes paumes transpiraient. Je me rappelle la sensation quand les lames ont rencontré la dureté du fil.
Et puis, comme quelqu’un qui me frappait en pleine poitrine, avec une telle force que j’ai été projeté à l’autre bout de la pièce. Tout est devenu noir dans la maison, et en moi aussi.
Je ne sais pas combien de temps après je me suis réveillé. J’étais persuadé d’être devenu aveugle. Mais je me trompais. Le disjoncteur du circuit principal avait sauté au rez-de-chaussée lorsque j’avais coupé le câble. Des cloques s’étaient formées sur la paume de ma main droite, qui tenait les ciseaux. Mon bras m’élançait. Mon cœur battait à grands coups, si fort que j’en avais la nausée.
Mais j’étais vivant. Dans le noir, j’ai fermé les yeux. Je me suis concentré pour visualiser mentalement les éclairs au bout de mes doigts. Le jaillissement d’étincelles qui pulvérisait tout ce qu’il touchait.
Pas d’éclairs. Pourtant, je sentais le pouvoir, stocké en moi comme une pile. Je l’ai toujours avec moi. Ce qui me donne la force de vivre avec moi-même.
Lorsque Ida ressentit enfin le besoin pressant de se lever, la pièce était devenue froide et sombre. Le soleil y entrait l’après-midi, quand il y en avait, et dansait sur le joli papier peint jaune. Pas de soleil maintenant.
Elle s’approcha de la porte vitrée, posa les doigts sur la poignée, et, brusquement, se figea : elle se revoyait traverser le vestibule, gagner le pied de l’escalier et crier à Rea de baisser sa musique. Sa fille était encore adolescente, avec toute la vie devant elle. Des jours, des semaines, des mois, des années, des décennies. Alors qu’il lui en restait si peu à vivre.
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