Puis la mammographie. L’infirmière avait prévenu que l’examen risquait d’être un peu inconfortable, mais bon sang, pendant que les plaques de plexiglas lui aplatissaient les chairs, elle dut se mordre la lèvre pour étouffer un cri. Ensuite, une échographie, comme lorsqu’elle était enceinte, sauf qu’on étalait maintenant le gel sur sa poitrine au lieu de son ventre.
Soudain, venu de nulle part, lui remonta le souvenir de l’immense chagrin qu’elle avait éprouvé de ne pas réussir à allaiter son deuxième enfant. Deux semaines de larmes, de colère, de frustration tandis que le bébé, affamé, se tordait et souffrait parce qu’elle ne pouvait pas lui donner ce dont il avait besoin. À quatre heures du matin, son mari, Alistair, aussi abattu qu’elle, était allé acheter du lait maternisé dans un supermarché ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils sanglotèrent tous les deux, vaincus, rongés par le remords, pendant que le minuscule Eli tétait vigoureusement son biberon, enfin apaisé.
Après avoir palpé, manipulé, exploré, le personnel médical devait réaliser une biopsie. L’intervention serait rapide, expliqua le Dr Prunty. Anesthésie locale, fine aiguille, légère compression.
On la fit patienter pendant deux heures, le temps de procéder à l’analyse du prélèvement. Elle erra dans Lisburn Road, longeant les bars, les cafés, et divers repaires d’étudiants, jusqu’aux galeries d’art et aux élégantes demeures de Balmoral.
Flanagan s’arrêta devant la vitrine d’une boutique de lingerie. Les mannequins vêtus de dentelle légère lui renvoyaient son regard. Elle étudia les lignes de leurs corps, d’une plastique parfaite, sans la moindre grosseur ni anomalie. De la main, elle effleura son sein droit qui redevenait sensible à présent que l’anesthésie s’estompait. Elle se rappela les lèvres d’Alistair à cet endroit, chaudes, douces, comme recueillant la plus délicate des mannes. Voudrait-il encore la toucher là ?
Elle ne lui avait rien dit. Ne savait pas comment s’y prendre. Quantité d’occasions de partager sa terreur avec lui s’étaient présentées, elle les avait toutes laissé filer. Au début, elle s’était menti à elle-même en pensant qu’elle essayait de le préserver, mais elle comprit ensuite que seul l’égoïsme lui commandait de garder un tel secret. Parce qu’elle redoutait d’avoir cette conversation, aussi inévitable fût-elle, et qu’il était plus facile de se dérober.
Quand Flanagan revint au Centre de cancérologie, tiraillée par une cuisante douleur sous la compresse et le sparadrap avec lequel on avait recouvert le point de piqûre, elle prit place dans une salle d’attente au milieu d’une douzaine d’autres femmes. Certaines étaient venues avec leurs compagnons, des hommes anxieux, mal à l’aise, ou bien avec une mère, une sœur, ou une amie. Flanagan, assise seule, eut soudain honte de n’avoir personne.
Une infirmière l’appela, puis la conduisit dans le cabinet du Dr Prunty. À la porte, elle demanda : « Vous n’êtes pas accompagnée ? »
Flanagan secoua la tête, refusant de voir la pitié sur le visage de l’infirmière.
Sur le bureau du Dr Prunty, elle remarqua la boîte de mouchoirs en papier d’où s’échappait le premier, telle une fleur vaporeuse attendant d’être cueillie.
Je ne vais pas pleurer, pensa Flanagan. Un ordre donné à la petite fille effrayée qui vivait encore en elle, malgré toutes les horreurs et les saletés dont elle avait été témoin.
L’infirmière s’assit à côté d’elle et lui prit la main. Flanagan eut envie de la retirer, elle n’avait pas besoin qu’on la dorlote, mais elle demeura parfaitement immobile, sans même un tressaillement.
« Les résultats indiquent un C5 », dit le Dr Prunty.
L’infirmière lui serra les doigts.
« Un C5 ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Le Dr Prunty ne cilla pas. « Une grosseur maligne. C’est un cancer.
— Vous en êtes sûr ?
— Absolument certain. »
Flanagan n’écouta pas la suite.
Le médecin parla de diagnostic précoce, de stades, de grades, de taux élevés de survie, de chirurgie, de planning, de radiothérapie, de chimiothérapie, d’options, de possibilités, de scénarios. La chaîne des chirurgiens, radiologues, spécialistes, qui se passeraient Flanagan comme un paquet dans un jeu d’enfants. Elle n’entendit presque rien.
Lorsqu’il eut terminé, Flanagan retira sa main que tenait l’infirmière et se leva. Elle avait la chair de poule, depuis le cuir chevelu jusqu’à la plante des pieds.
Le Dr Prunty griffonna sur un bloc-notes. « Dès lundi, je vous aurai calé un rendez-vous avec le chirurgien. Ne vous inquiétez pas, la grosseur sera enlevée d’ici une quinzaine de jours.
— Ne vous inquiétez pas ? » répéta Flanagan.
Il leva les yeux. « Notre système de santé fonctionne encore très bien, quand c’est vraiment important.
— Ne vous inquiétez pas ? » dit-elle encore.
Le médecin se tourna vers l’infirmière. « Colette va vous trouver des petites choses à lire, qui vous aideront sûrement. Je vous recontacte lundi. »
Il lui adressa un sourire sans joie. L’infirmière ouvrit la porte, la prit par le bras pour l’entraîner dans le couloir et referma le battant.
« Nous avons une équipe de soutien psychologique, dit l’infirmière en posant une main sur son épaule. Si vous souhaitez un entretien. »
Flanagan s’écarta. « Non. »
L’infirmière lui emboîta le pas. « Alors, je peux vous donner des brochures, des numéros de téléphone, et… »
Flanagan s’éloignait déjà. « Non, s’il vous plaît, laissez-moi tranquille.
— Madame Flanagan… »
Elle ne se retourna pas, fonça tête baissée dans les couloirs, traversa le hall, franchit les portes, et, dans la rue, se mit à courir, haletant lorsqu’elle grimpa l’escalier du parking et déboucha à l’étage supérieur, en plein air, sous le ciel gris de Belfast. Elle se précipita vers sa Volkswagen Golf en appuyant sur sa clé, ouvrit la portière et s’assit au volant.
Le silence, comme dans une église vide.
Ses mains tremblaient violemment. Elle les plaqua contre sa bouche. Les enfants. Mon Dieu, les enfants. Comment allait-elle leur annoncer ?
On n’en meurt pas forcément. Elle l’avait lu des milliers de fois sur les sites Internet qu’elle parcourait depuis une semaine. Ça se soigne. Je peux survivre. Je survivrai .
Du calme. Reste calme.
Flanagan ferma les yeux, baissa les mains, et prit une profonde inspiration. Elle percevait maintenant le bourdonnement et les échos assourdis de la circulation. Ouvrant les yeux, elle ramassa sa clé qu’elle avait laissé tomber sur le plancher, la mit dans le contact. Se rappela alors le ticket du parking dans sa poche.
Elle avait oublié de payer à la caisse.
« Merde. Putain, merde. »
La colère jaillit, un brasier aveuglant, un torrent. Elle hurla toutes les grossièretés qu’elle connaissait, abattit ses poings sur le volant en déclenchant le klaxon, maudit un dieu universel, frappa le pare-brise de ses paumes.
Puis la rage s’effaça, laissant place à un vide glacé, un accablement de tout son être.
Lorsqu’elle se fut ressaisie, après être retournée payer à la caisse, elle partit pour la maison de Deramore Gardens. Où le corps de la femme gisait toujours.
Son travail l’attendait.
Ida Carlisle était assise en silence, seule, dans le joli salon, celui qui s’ornait d’une moquette claire, avec un canapé et des fauteuils tendus de soie, et pas de télévision. Si elle avait eu un jour des petits-enfants, ils n’auraient pas été autorisés à y pénétrer. Cette pièce-là était réservée aux visiteurs importants.
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