— C’est vrai. Alors, tu t’en occupes ?
— D’accord. Mais tu auras une dette envers moi.
— J’en ai déjà tellement. Une de plus ou de moins ne changera rien à l’affaire.
— Exact. Je te rappellerai. Prends soin de toi.
— Toi aussi. »
En raccrochant, Lennon remarqua l’heure affichée à l’écran du téléphone. « Merde. »
« Quarante-cinq minutes, dit Susan.
— Je sais, je suis désolé. »
Lennon n’osait pas la regarder, assise à la table en face de lui. Les filles mangeaient en silence. Susan et lui avaient à peine touché à leur assiette.
« Tu te rends compte à quel point je suis gênée ? L’école a dû m’appeler.
— Ça ne se reproduira plus. Je te promets.
— Il aurait pu se passer n’importe quoi. Elles auraient pu être enlevées par le premier venu. »
Lennon secoua la tête. « Elles ont appris qu’il ne faut pas suivre des inconnus.
— Tu as mis ma fille en danger. » La voix de Susan n’était plus qu’un mince filet d’air entre ses dents, pure émanation de colère et de haine. « Et la tienne aussi. Comment supporterais-tu de vivre avec toi-même s’il arrivait quoi que ce soit à Ellen ? Et moi, comment me pardonnerais-je de t’avoir confié Lucy ? »
Levant les yeux, il vit la fureur sur son visage. Il ravala la colère qu’il éprouvait aussi sous le feu de ses paroles, mais ne réussit pas à maîtriser le tremblement de sa voix. « Je ne ferai jamais rien qui puisse causer du tort à nos filles. Tu le sais. »
Lennon regrettait de lui avoir caché la vérité la veille. Il aurait alors pu expliquer que quelqu’un avait besoin de son aide. Qu’il n’aurait jamais eu autant de retard, qu’il n’aurait pas oublié l’heure, si une vieille amie ne s’était pas trouvée dans l’embarras. Mais il avait menti, impossible de revenir en arrière maintenant, et il s’en voulait terriblement.
Susan soupira. Une larme cristalline roulait sur sa joue. « Mais tu les laisses plantées sur un trottoir, toutes seules, pendant quarante-cinq minutes. »
Lennon quitta la table.
Il dormit sur le canapé et fut réveillé à l’aube par le téléphone.
Rea Carlisle mit des heures à mourir.
Après le départ de Lennon, elle était rentrée dans la pièce, s’était assise à la table et avait pleuré jusqu’à l’épuisement de ses larmes. Puis, grelottant soudain, consciente de l’obscurité qui envahissait la maison, elle avait regagné le palier. En plein jour, elle s’était sentie en sécurité. La lumière avait déserté les lieux à présent.
Le coup lui fit l’effet d’un soleil qui explosait dans sa tête, et le monde se déroba sous ses pieds. Elle avait dû tomber. Un souvenir, vague, grisé, de l’escalier échappant à sa vue, un contact froid et dur contre sa joue.
Un deuxième coup, et elle ne distingua plus rien.
Rea voulut crier, parler, dire quelque chose, mais sa langue ne lui obéissait pas. Épaisse et engourdie dans sa bouche. Sa voix monta du fond de sa poitrine, réussit à franchir sa gorge, à sortir.
Un choc sur la nuque la réduisit au silence. Puis un autre, encore un, et encore, sur ses épaules et son dos, tellement qu’elle croyait revoir une poupée qu’elle avait, enfant, avec des yeux bleus qui se fermaient quand on la couchait, et des couloirs d’école, lumières vives, regards durs, et elle tombe, les genoux entaillés, et lui qu’elle aime à la folie comme les saveurs amères de Dieu et de Jésus, et un petit chien, est-ce qu’on pourrait avoir un petit chien, je n’ai jamais ce que je veux, et le sable qui me pique et me colle à la peau et…
La douleur se frayait un chemin à travers les nuées obstruant son esprit. Le bruit — non, la sensation — de choses qui craquaient et éclataient en elle, et le souffle qui écume aux lèvres, le goût de métal, et le sable et l’eau et maman qui chatouille, arrête maman, arrête papa, plus un bébé, il faut que j’y aille j’ai trop envie trop envie…
Et la douleur, encore, mais le déluge de coups sur son dos avait cessé et elle entendait une respiration agitée, pas la sienne, la sienne faisait des bulles comme du chocolat — non, reviens —, et quelqu’un qui retournait ses poches et les tirait, puis jurait et l’enjambait, et des pas lourds qui descendaient l’escalier comme un géant, et le haricot magique et Jack [5] Jack et le haricot magique : conte populaire anglais, dans lequel le petit Jack triomphe d’un géant et devient riche.
et David et Goliath et une fronde a mis le géant à terre comme dit la Bible oui Jésus m’aime je le sais parce que la Bible me le dit c’est profond et large profond et large il y a une rivière qui coule profonde et large…
La conscience de Rea déferlait et refluait comme une marée sur un rivage désertique, mais son esprit la quitta enfin, longtemps avant que ses poumons s’emplissent de sang, avant qu’elle se noie en haut de l’escalier dans une maison qui avait autrefois appartenu à Raymond Drew.
Le jour s’était levé quand Lennon s’éveilla. Il rêvait d’un fou qu’il avait vu pour la dernière fois dans une maison en flammes aux environs de Drogheda, et le brasier les engloutissait tous les deux.
Haletant, les sens encore tourneboulés, il attrapa le téléphone dans sa poche à la deuxième sonnerie. Numéro secret.
« Allô ? dit-il d’une voix enrouée par le sommeil.
— Jack ? C’est Alan.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Il est à peine six heures et demie.
— Cette femme dont tu m’as parlé hier, répondit Uprichard. À Deramore Gardens.
— Oui ? Eh bien ?
— C’était la fille de Graham Carlisle ?
— Oui. Rea Carlisle. »
Lennon entendit Uprichard respirer. « Alan, qu’est-ce qui se passe ?
— Elle est morte, Jack. Elle a été tabassée avec un pied-de-biche. »
Incrédule, Lennon secoua la tête. « Qu’est-ce que tu racontes ?
— Quand j’ai allumé la radio ce matin en me levant, j’ai appris qu’une femme avait été retrouvée morte à Deramore Gardens. Je me suis rappelé ton histoire et j’ai téléphoné au commissariat. La mère s’est inquiétée parce que sa fille n’avait pas donné de nouvelles. Elle est allée à la maison et l’a découverte. D’après le médecin légiste, elle a été tuée hier en fin d’après-midi.
— Non. Impossible. J’étais avec elle en fin d’après-midi. Je t’ai appelé juste après l’avoir quittée.
— Il n’y a pas d’erreur, Jack. Elle a été identifiée. Et on a vu un homme, agité, qui partait en claquant la porte. C’était toi, Jack. On t’a vu sortir de la maison à l’heure où le meurtre a eu lieu. »
Lennon pensa à l’homme qui nettoyait ses vitres de l’autre côté de la rue, à leur échange de regards. Il se tut un instant. Son cerveau encore embrouillé se repassait les paroles qu’il venait d’entendre.
« Elle est morte ? Rea est morte ? Tu en es sûr ? »
Exaspéré, Uprichard durcit le ton. « Oui, j’en suis sûr, il n’y a aucun doute. Jack, tu écoutes ce que je suis en train de dire ?
— Rea est morte. » L’idée seulement l’atteignait. Un fait, brut et neutre. Il ne savait que ressentir. Hier, il l’avait revue pour la première fois depuis cinq ans. Qu’éprouvait-il ?
« Oui, Jack, mais ce n’est pas mon propos. »
De la colère. Il était en colère.
« Alors, c’est quoi, ton propos ?
— On t’a vu chez elle au moment du meurtre, répondit Uprichard. Quelqu’un va bientôt piger que c’était toi. Tu ferais mieux d’aller t’expliquer toi-même. N’attends pas qu’ils viennent te chercher. Tu m’écoutes, Jack ?
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