Graham avait acheté la maison peu après la naissance de Rea. Située dans une impasse, à proximité de Balmoral Avenue, code postal BT9, là où habitaient les gens qui faisaient des chichis, comme aurait dit la mère d’Ida. Une belle construction des années 1930, avec un garage indépendant et une allée, cinq chambres si l’on comptait celle qui servait de bureau à Graham, deux salons et une salle à manger. Ida avait éprouvé un délicieux frisson la première fois qu’ils l’avaient visitée plus de trente ans auparavant, à l’idée qu’ils pouvaient s’offrir pareil luxe. Élever leur fille dans un tel confort.
Et tout ça pour rien.
Depuis qu’elle était revenue, une heure et demie plus tôt, Ida se tenait les mains jointes dans son giron, encore vêtue de son manteau boutonné par-dessus sa chemise de nuit. Le téléphone n’avait pas cessé de sonner. Elle avait éteint son portable, mais le fixe lançait les trilles ininterrompus d’un oiseau en proie à l’affolement. Les journaux. Les stations de radio. La télévision. Ils avaient tous le numéro, à l’affût du moindre commentaire, d’une éventuelle opinion que Graham Carlisle pourrait émettre. À présent, ils grattaient à la porte comme des chiens affamés, attirés par l’odeur du chagrin.
Des goules. Tous.
L’inquiétude s’était emparée d’Ida à vingt-trois heures, la veille. Elle avait appelé le portable de Rea cinq ou six fois, laissé trois messages, et toujours pas de réponse. L’une de ses colocataires avait décroché le fixe et déclaré d’une voix ensommeillée que Rea n’était pas dans sa chambre, qu’on ne l’avait pas vue de toute la soirée. D’après Graham, elle était tout simplement en train de faire la java quelque part, mais leur fille ne se livrait plus à ce genre de sorties depuis des années.
Aussi, à une heure du matin, alors que Graham dormait, Ida était descendue, avait glissé ses pieds dans des chaussures, enfilé son manteau par-dessus sa chemise de nuit, et pris sa voiture.
Silence et obscurité régnaient autour de la maison de Raymond. Quand Ida aperçut la petite Nissan de Rea garée le long du trottoir, elle faillit rebrousser chemin. Mais elle s’arrêta, éteignit le moteur, et sortit.
En revoyant la scène à présent, elle se rappelait la douce rumeur de la circulation, au loin, tandis qu’elle s’approchait de la porte. Le murmure qui caressait les toits de cette petite rue paisible. Et la pensée que la vie serait très agréable pour Rea ici, si elle parvenait à oublier cet horrible registre.
La clé tourna facilement dans la serrure, les cylindres n’opposaient aucune résistance, mais Ida dut donner un coup d’épaule pour ouvrir le battant. Tout était gris et noir. Elle laissa courir ses doigts sur le mur du vestibule en s’avançant vers l’escalier, une jambe frôlant les sacs-poubelle et les cartons, jusqu’à ce qu’elle trouve l’interrupteur.
Elle cligna des yeux dans la lumière crue de l’ampoule au plafond.
« Rea ? »
S’apercevant que sa voix portait à l’extérieur, elle retourna fermer la porte. Puis leva les yeux vers l’escalier.
La tête de Rea reposait sur la dernière marche, au départ d’un ruissellement écarlate.
À cet instant, il sembla à Ida que son esprit s’était fendu en deux. Une moitié se demandait pourquoi Rea était couchée là, au milieu de cette flaque de peinture, pourquoi ne se relevait-elle pas ? L’autre moitié savait avec une absolue certitude que sa fille était morte. Elle demeura pétrifiée, emprisonnée dans cette fracture de son être, incapable de bouger ou de parler pendant une minute qui lui parut une vie entière.
Les heures qui suivirent se délitèrent en un amas brouillé où tout n’était qu’épouvante. Ida gardait seulement le souvenir d’une succession d’images fixes, de tableaux de fin du monde. Elle ne se rappelait plus qui elle avait d’abord appelé — Graham ou une ambulance — mais l’aide médicale d’urgence arriva la première. Un homme en combinaison de signalisation vert et jaune. Elle vit les autocollants fluorescents sur le SUV quand elle ouvrit la porte. L’homme aperçut Rea en haut de l’escalier, ne dit presque rien et monta aussitôt.
Ida le regarda s’accroupir sur les marches, palper, écouter, braquer une minuscule torche électrique sur les pupilles de Rea. Il resta immobile un bref instant, en silence, puis sortit un téléphone de sa poche et appela quelqu’un.
Graham arriva en même temps que l’ambulance.
Les ambulanciers entrèrent avant lui. L’urgentiste posa les yeux sur eux et secoua la tête.
C’est à ce moment-là qu’Ida s’écroula.
Tout le reste était un flot continu de lumières et de questions, policières prenant des notes, verre d’eau ou tasse de thé qu’on lui proposait, paroles rassurantes, chuchotements, secrets innombrables cachés par les milliers de gens, ainsi lui parut-il, qui allaient et venaient.
Graham avait ensuite ramené Ida à la maison.
Il s’arrêta devant un magasin de spiritueux, descendit de voiture, et disparut à l’intérieur. Graham ne buvait plus d’alcool depuis trente ans. Pas une goutte, même pas un verre de sherry à Noël.
En l’attendant, Ida prit conscience de deux choses. D’abord, que son mari lui avait à peine parlé depuis son arrivée dans la maison de Raymond. Ensuite, qu’elle n’était pas allée voir Rea, ne l’avait pas touchée, ne l’avait pas tenue dans ses bras. Elle ne s’était même pas approchée de l’escalier.
« Quelle mère suis-je donc ? » Dans le silence de la voiture, sa question demeura sans réponse.
C’est alors qu’elle fut assaillie, recevant de plein fouet un gigantesque mur de peur, de chagrin, de remords, de douleur, qui s’éboulait entièrement sur elle. Elle hurla à en avoir la gorge en feu.
Les amortisseurs accusèrent le poids de Graham au moment où il s’asseyait au volant, elle sentit une bouteille déposée à ses pieds, entendit le moteur toussoter et revenir à la vie. Le temps que la voiture s’engage sur la chaussée, elle avait trouvé un mouchoir en papier froissé dans ses poches et tamponnait discrètement les larmes sur ses joues.
Ils ne parlèrent pas pendant que Graham se garait dans leur allée, pendant qu’ils descendaient de voiture, qu’il ouvrait la porte de la maison, qu’ils rentraient chez eux. Le téléphone sonnait déjà.
Graham alla dans la cuisine, la bouteille de whisky à la main. Ida, dans le joli salon, avec le mouchoir en papier.
Et elle resta assise là, sans bouger, brûlant d’une rage pareille à un filament incandescent, une colère comme elle n’en avait jamais éprouvée.
Flanagan se dirigea vers son bureau temporaire, chargée d’un paquet de dossiers, sa veste sur l’autre bras. On l’avait parquée dans le coin le plus sombre du commissariat, avec vue sur les terrasses de gravier des bâtiments voisins et une rangée de hangars. La redoutable architecture des années 1960, béton et lignes droites.
Un homme en costume l’attendait à sa porte, appuyé sur le chambranle, les bras croisés. Il inclina la tête en la voyant approcher, comme un prédateur qui hésite entre jouer avec sa victime ou la manger. Elle s’arrêta à deux mètres de lui.
« Inspecteur Flanagan, je présume ?
Voyant qu’elle ne s’avançait pas pour prendre la main qu’il lui tendait, il la laissa retomber.
« Inspecteur Dan Hewitt. C3. »
L’esprit de Flanagan s’embrouilla. C5, avait dit le Dr Prunty, tumeur maligne. Elle remit aussitôt de l’ordre dans ses pensées. C3, le Renseignement. À ce bref instant de confusion succéda la méfiance.
Elle déglutit et prit le temps de respirer, espérant qu’elle n’avait pas trop laissé paraître son trouble.
Читать дальше