Ida regarda ses pieds, comme réalisant qu’elle se tenait à l’endroit même où le crâne de Carol Drew s’était fendu en deux.
« On ne s’est jamais interrogé ? demanda Rea.
— Interrogé sur quoi ?
— Sur la manière dont elle est morte. Personne ne s’est demandé s’il y avait autre chose ?
— Quoi ? Quelque chose de louche, tu veux dire ?
— Oui. »
Ida secoua la tête. « Non, non, rien de tout ça. Absolument pas. Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Au lieu de répondre, Rea lança une autre question. « Et quand vous étiez gosses ? Comment il était à l’époque ?
— Je ne sais pas, dit Ida en s’asseyant deux marches plus bas que Rea. Je ne le voyais pas beaucoup. Ce n’était que mon demi-frère, rappelle-toi. Il vivait en partie chez une tante, la sœur de son père. C’était une vieille bique acariâtre, jamais un mot aimable pour personne. Elle n’a pas pardonné à ma mère de s’être remariée si vite après la mort du père de Raymond. Il habitait avec nous de temps en temps, mais mon père et lui ne se sont jamais bien entendus. Et puis, il y a eu les petits ennuis avec la police. »
Rea se pencha en avant. « La police ? »
Ida baissa les yeux, noua ses mains l’une à l’autre, comme si elle avait libéré un terrible secret. « À plusieurs reprises, en fait.
— Pour quelle raison ?
— Au début, pour des broutilles. Des bonbons qu’il volait dans les magasins, des cigarettes, tout ce qui pouvait tenir dans sa poche. Ensuite, il y a eu le clochard qu’il a malmené. Il a juré à notre mère que celui-ci l’avait attaqué. Il aurait pu aller en prison cette fois-là, mais l’affaire n’a pas été jugée parce que le clochard refusait de parler à la police, et puis Raymond n’était encore qu’un adolescent, bref, ça ne tenait pas.
« Après ça, mon père l’a mis dehors, il lui a dit de retourner vivre chez sa tante et de ne plus jamais se pointer à la maison. Sauf qu’elle ne voulait pas de lui non plus, alors il s’est retrouvé à la rue. Au bout de plusieurs semaines, comme personne n’avait plus aucune nouvelle de lui, ma mère a obligé mon père à prendre la voiture pour le chercher. Ils l’ont déniché près de l’usine à gaz, il vivait dans des cartons.
— Et ils l’ont repris avec eux ?
— Maman n’a pas trop laissé le choix à papa. Soit il acceptait que Raymond revienne, soit elle partait, et elle m’emmenait. Donc il est revenu, et il s’est bien comporté pendant un moment. On formait presque une vraie famille, à cette époque. Mais ensuite, les cambriolages ont commencé. Un ou deux par semaine, dans un rayon d’un kilomètre carré autour de chez nous. Les coupables ne prenaient presque rien, mais les tiroirs étaient fouillés, le linge intime renversé et éparpillé partout. Parfois, ils faisaient même leur commission dans les lits. »
Rea retint un rire. « Quoi ? Ils chiaient, tu veux dire ? »
Ida la fustigea du regard. « Surveille ton langage. Tu n’es pas trop grande pour recevoir une claque derrière l’oreille. Mais oui, c’est ça. Et d’autres choses. »
Rea préférait ne pas imaginer ces « autres choses ».
« Bref, continua Ida. Ça a duré des semaines, une douzaine de maisons ont été cambriolées. Et puis un gros gaillard qui travaillait au chantier naval a surpris ton oncle Raymond en train d’escalader le mur de son jardin. Il lui a mis une raclée terrible, au point de l’envoyer à l’hôpital. Ensuite, bien sûr, Raymond est parti en maison de correction. Maman avait le cœur brisé, et papa ne voulait plus entendre parler de lui. Il n’est jamais revenu chez nous. Il s’est engagé dans la marine marchande le lendemain de ses seize ans. »
Elles restèrent silencieuses un moment. Ida contemplait avec inquiétude le mouchoir qu’elle avait tiré de sa manche, Rea cherchait une manière de lui parler de son horrible découverte. Finalement, elle ne trouva pas mieux que de prendre une grande respiration et d’annoncer :
« Je suis entrée dans la chambre du fond. »
Ida releva les yeux de son mouchoir. « Oh ? Comment ?
— J’ai forcé la porte. Avec un pied-de-biche que j’ai pris dans le garage.
— Och , Rea, qui va réparer ça ? Pourquoi n’as-tu pas rappelé le serrurier ? »
Rea évita son regard. « J’ai trouvé quelque chose à l’intérieur.
— Quoi ? Au nom du ciel, vas-tu enfin m’expliquer pourquoi tu m’as demandé de revenir ?
— J’ai fait une recherche sur elle avec mon téléphone, dit Rea. Gwen Headley. Elle a disparu à Manchester en 1992. On n’a retrouvé aucune trace, sauf un vêtement dans une ruelle derrière la maison où elle partageait un appartement avec une autre fille. D’après un bulletin d’information de l’époque, il pleuvait très fort le soir de sa disparition et la police n’a pu relever aucun indice. Juste ce vêtement, le bulletin ne dit pas ce que c’était. Un fourgon a été vu dans le quartier. On a découvert plus tard que ses plaques d’immatriculation avaient été volées à un autre fourgon de la même marque, même couleur, et le panneau de plombier pris aussi sur un autre véhicule.
« Cette fille, Gwen, elle était du pays de Galles. Elle avait un diplôme de musique, elle jouait de la clarinette. Elle était restée à Manchester après avoir terminé la fac et elle travaillait à la poste, le temps de lancer sa carrière à plein temps dans la musique. Ses parents n’ont jamais su ce qui lui était arrivé. Mais moi , je sais. »
Ida leva le bras, posa une main sur le genou de sa fille. « Rea, chérie, je ne comprends pas. Qu’est-ce que cette fille a à voir avec nous ?
— Tout est là-haut, dans un registre. Comme un album de mariage. Un scrapbook. Il a tout écrit, il a gardé des photos, des coupures de journaux, il y a même une mèche de cheveux et un ongle. »
Ida la regarda fixement et répéta : « Je ne comprends pas.
— Cette fille, Gwen Headley, dit Rea. Oncle Raymond l’a tuée. »
Ida ferma le registre et se renversa en arrière contre le dossier de la chaise.
« Je ne peux pas en lire plus, dit-elle. Tout est comme ça ?
— Moi non plus, je n’ai pas tout lu. Pas en détail. Un garçon à Leeds, un sans-abri à Dublin, une prostituée à Glasgow… Certains ont des noms, d’autres pas. J’en ai compté huit en tout. Parfois, il divague et se lance dans des diatribes sans véritable objet. Il y a des pages qui n’ont aucun sens. Comme s’il allait et venait dans sa tête. Fou à lier à certains moments, complètement lucide à d’autres. De temps en temps, on dirait qu’il se parle à lui-même. Mais tous ces gens… »
Ida avait les yeux dans le vague, contemplant un souvenir de son frère peut-être, cet étranger né de la même mère.
Rea s’appuya au chambranle de la porte. « Comment tu veux gérer ça ? »
Ida tourna vers elle un regard perdu. « Qu’est-ce que tu entends par gérer ça ?
— Quand on préviendra la police. J’imagine que papa voudra s’assurer que son image au parti ne…
— On ne peut pas prévenir la police, dit Ida en secouant la tête.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Il le faut.
— Non. Pas sans en avoir discuté avec ton père. Cela risquerait de le détruire. Il ne conserverait jamais son siège à Stormont, sans parler de sa candidature pour Westminster. Ils le laisseraient tomber comme une vieille chaussette.
— Pourquoi ? » Rea s’avança d’un pas dans la pièce. « Ce n’est pas sa faute. Il n’a pas vraiment de lien de parenté avec Raymond. Ils ne peuvent rien lui reprocher.
— Si, ils peuvent, et ils s’en serviront contre lui. Même s’il n’a pas vu Raymond depuis des années, même s’il a à peine échangé deux mots avec lui depuis la mort de Carol. Peu importe. Si cette histoire se sait, tout est fini pour lui. »
Читать дальше