Devenaient ? C’était une habitude depuis plus de six mois maintenant. Et Susan s’en était certainement aperçue. Elle ne disait rien, mais elle ne venait plus s’asseoir avec lui sur le canapé le soir. Elle préférait se coucher, en l’abandonnant à sa mauvaise bière. Avec les antalgiques, elle était moins tolérante.
Aujourd’hui, après être resté seul une heure, Lennon était allé dans la cuisine. Son repas froid l’attendait sur une assiette. Il l’avait fait réchauffer au micro-ondes et mangé en ouvrant la première bière de la soirée.
Deux heures s’étaient écoulées depuis.
Il but une autre gorgée de lager et se concentra sur la télévision. L’émission qu’il regardait — à propos d’un salon automobile — avait pris fin, au profit d’une comédie des années 1980.
Autour de lui, dans l’appartement, le silence était froid et lourd. Combien de temps serait-il possible de continuer ainsi ? Quand Susan lui avait proposé d’emménager avec elle, il lui avait dit qu’il l’aimait. C’était un mensonge, et il savait qu’elle ne le croyait pas, mais il pensait sincèrement à ce moment-là qu’il parviendrait à s’investir dans leur relation, que quelque chose naîtrait, avec le temps. Rien n’était venu, sauf de la rancune. Bientôt, elle voudrait qu’ils parlent. Il aurait beau se dérober, il n’y échapperait pas éternellement. Ils s’assiéraient un jour à la table, et elle lui dirait combien elle aimait Ellen, mais qu’il ne pouvait plus vivre ici avec sa fille.
Peut-être pas demain, ni même la semaine prochaine, ni le mois prochain — mais d’ici à peu de temps, cette conversation aurait lieu. Et Lennon n’avait pas la moindre idée de ce qu’il ferait alors.
Pendant six mois, après sa sortie de l’hôpital, Susan lui avait envoyé des liens vers des articles qu’elle trouvait sur le stress posttraumatique. Il les lisait rarement. Elle l’exhortait à consulter, un psychologue, un psychiatre, ou un praticien de thérapie comportementale et cognitive. N’importe quoi, du moment qu’il parlait à quelqu’un de ce qui lui était arrivé.
Lennon rêvait encore de ce matin froid. Le parking de l’aéroport et le paysage tout autour, ensevelis sous un épais brouillard givrant. Dans son souvenir, celui que recomposait son esprit endormi, il cherchait son arme et ne la trouvait pas, ou bien elle était coincée dans l’étui, ou encore sa main paralysée ne pouvait pas la saisir.
Au moment où le sergent Connolly le mettait en joue, le Lennon du rêve découvrait que la détente était trop dure à presser, l’arme trop lourde et impossible à soulever, ou que les cartouches, simples cylindres de poudre, ne contenaient aucune balle pour arrêter son assaillant.
Les rêves se terminaient toujours de la même manière. Lennon sur le dos, son corps transpercé, sa vie qui s’écoulait sur le sol durci par la croûte de gel. Connolly qui entrait dans son champ de vision, pistolet au poing, prêt à l’achever.
Il se réveillait toujours avant de mourir, raide de peur, le cœur emballé. En brouillant la violence des images, les antalgiques et l’alcool l’avaient soulagé, mais leurs effets s’émoussaient depuis quelque temps.
Il reporta son attention sur la télévision. Chevy Chase et une actrice qu’il ne reconnaissait pas, assis près d’un court de tennis dans un luxueux country club, en train de siroter…
Le cœur de Lennon fit un bond dans sa poitrine lorsqu’il sentit une vibration contre sa jambe. Il se donna une tape, perçut un objet dur à travers le tissu de son jean.
Bon sang, son téléphone. Personne ne l’appelait plus depuis si longtemps qu’il avait perdu l’habitude. Plongeant la main dans sa poche, il extirpa le portable, lut le numéro affiché à l’écran, ne l’identifia pas. Un peu plus de onze heures. Il fit glisser son pouce sur l’écran tactile et prit l’appel.
Rea avait exploré le moindre recoin, ouvert des portes, allumé des lumières. Elle errait de pièce en pièce comme un fantôme, traquant les signes de l’existence de Raymond Drew. Une photo, une lettre, une trace de sa personne. Bien qu’elle eût déjà tout passé au peigne fin avec sa mère, elle cherchait encore.
Une heure plus tard, la maison restait aussi exempte de vie qu’elle le paraissait la première fois que Rea en avait franchi le seuil. Elle alla s’asseoir sur la même marche d’escalier. La fatigue s’insinuait dans ses jambes, ses bras, ses yeux secs. Sa mâchoire fit entendre un craquement quand elle bâilla.
Son père avait dit qu’il trouverait une solution, une manière de réparer. Il avait promis. Et elle ne le croyait pas.
Rea aimait beaucoup son père, mais elle savait que Graham Carlisle n’était pas un homme de parole. Il privilégierait son ambition, comme toujours. Les crimes de son beau-frère ? Balayés, enterrés.
Peut-être fallait-il suivre la voie de la facilité et le laisser détruire le registre. Ce serait fait, ils pourraient oublier.
Sauf que Rea n’oublierait pas. Elle avait vu le visage souriant de cette fille. Elle avait lu les noms de ses parents, leur supplique pour qu’on leur rende leur enfant saine et sauve.
Elle se plaqua les mains sur le visage, bloqua la lumière. Mais les images ne partaient pas. L’expression, confiante, heureuse, de Gwen Headley. Son image grossièrement dessinée. La petite photo de ses parents sur un canapé, chacun agrippé aux mains de l’autre.
Non, elle ne pouvait pas garder ça pour elle. Il fallait qu’elle le dise à quelqu’un. Bon sang, quelqu’un devait se battre pour la pauvre Gwen Headley, seule dans la mort.
Elle connaissait bien quelqu’un… Enfin, elle l’avait connu autrefois. Cinq ans, déjà.
Ils s’étaient séparés en mauvais termes, et plus rien depuis. Avait-elle conservé son numéro ? En avait-il changé ? Elle se dirigea vers la cuisine pour récupérer son portable sur le plan de travail.
Derrière la fenêtre, le jardin était d’un noir touffu, ondoyant dans la faible lumière de la rue qui passait de l’autre côté de la maison.
Rea prit son téléphone, ouvrit sa liste de contacts. Elle fit défiler les noms et trouva le numéro qu’elle cherchait.
Un mouvement, dehors, attira son attention. Une forme, ombre parmi les ombres. Était-elle là avant ?
Rea cligna des paupières, trois fois, pour chasser la fatigue de ses yeux secs. La forme ne bougeait pas. L’observant par la vitre.
L’observant ?
Comment une ombre pourrait-elle observer quoi que ce soit ?
« Crétine », dit Rea tout haut.
Elle revint à sa liste, sélectionna le numéro. Est-ce qu’il se souviendrait d’elle ?
Une seule manière de le savoir.
Lennon écouta la respiration ténue au bout du fil, puis dit : « Allô ?
— Jack ? »
Une voix de femme.
« Qui est à l’appareil ?
— Jack Lennon ?
— Qui est à l’appareil ? répéta-t-il, plus fermement.
— Rea. »
Il fouilla sa mémoire, trouva quelqu’un qui correspondait à ce nom, mais ce ne pouvait pas être elle. Pas maintenant. Pas après tout ce temps, surgissant de nulle part.
« Rea Carlisle », dit-elle, confirmant ce qu’il n’arrivait pas à croire.
Lennon fixa l’écran de la télévision, sans rien voir, sauf le visage de la femme qu’il avait quittée dans un bar cinq ans auparavant. Elle avait des larmes de colère dans les yeux. Il savait qu’elle ne ferait pas de scène en public, qu’elle ne hurlerait pas ni ne lui lancerait son verre à la figure. C’est pourquoi il avait choisi ce lieu pour rompre avec elle. Tu es trop jeune pour moi, avait-il dit, et je suis trop vieux pour toi. Il avait présenté les choses sous l’angle de la logique, de l’honnêteté, alors qu’en réalité il la jetait sans une once de pitié.
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