Rea s’approcha de la table.
« Mais les parents de Gwen ? Ils ignorent toujours ce qui est arrivé à leur fille. Ils n’ont jamais pu l’enterrer. Là, à un moment, il raconte ce qu’il a fait de son corps. On ne peut pas priver des parents d’enterrer leur enfant ! »
La voix d’Ida se fit aiguë, prise de trémolos. « Et en quoi seront-ils soulagés ? Ça ne leur rendra pas leur fille, n’est-ce pas ? Tu veux vraiment qu’ils apprennent ce que cette personne lui a fait ? D’ailleurs, qui te dit qu’ils sont encore vivants ?
— Cette personne, répéta Rea. Tu veux dire Raymond. Ton frère.
— Mon demi-frère. Ce n’était pas plus un frère pour moi que le bonhomme dans la lune.
— Alors, pourquoi ne pas le dénoncer ?
— Parce qu’on ne peut pas. Ton père ne voudra pas.
— Je ne pense pas vraiment que ce soit à lui de décider. » Rea se pencha sur la table, tout près du registre. Trop près, même. « Je t’ai demandé comment tu voulais procéder pour que ce soit plus facile pour vous deux. Mais je ne peux pas garder ce secret. Il n’y a pas que les parents de cette fille qui souffrent. Combien y en a-t-il d’autres ? Lis ce qui est écrit là. Des femmes et des hommes, des noms, des lieux, les objets qu’il a conservés. »
Ida se leva et s’écarta de la table. « Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir. Il faut que j’appelle ton père. »
Elle prit son portable dans son sac, celui que Rea lui avait offert pour Noël, et appuya maladroitement sur les touches avant de trouver le numéro. Fermant les yeux, elle porta le téléphone à son oreille.
« Allô ? Je sais… je sais que tu es occupé, mais… Attends… Attends et écoute-moi, bon sang. »
Elle jeta un coup d’œil à Rea, rougissant de la vulgarité qui lui avait échappé.
« C’est important. Il faut que tu viennes à la maison de Raymond tout de suite… Non… Non, pas plus tard. Tout de suite… Tu verras quand tu seras là… Tu verras… Raconte-leur ce que tu veux, mais viens… D’accord… Dépêche-toi. »
Elle raccrocha.
« Il dira comme toi, hein ? conclut Rea. De ne pas prévenir la police. »
Ida hocha la tête. « Tu le sais bien. »
Rea avait une réponse à ça, cachée dans sa poche.
Graham Carlisle faisait les cent pas dans la pièce, les mains croisées derrière le dos. Il avait mis un de ses plus beaux costumes pour la réunion du comité, gris anthracite strié de fines rayures pâles, chemise à poignets mousquetaires et col rigide. Rea se représenta sa mère en train de la repasser le matin, la grande femme qui se cache derrière chaque grand homme.
Il se maintenait plutôt en forme pour son âge — conservant même pas mal de cheveux — et Rea se rappelait vaguement que son visage durci avait été beau autrefois. Graham avait fait une belle carrière d’avocat, spécialisé dans la cession de droits immobiliers. Issu d’un des milieux les plus défavorisés que Belfast pouvait offrir, il s’était hissé jusqu’à l’enseignement secondaire et l’université, ce qui était rare pour un garçon n’appartenant pas à la classe moyenne.
Il fit son entrée dans la politique au moment où Rea passait l’examen d’entrée en sixième. Elle avait parfois le sentiment que l’élection de son père au conseil municipal de Belfast avait dépendu de sa propre réussite et de son acceptation dans un bon établissement. Idée ridicule, se disait-elle souvent, mais elle se rappelait le matin où les résultats étaient arrivés par le courrier, représentant le point culminant de mois de tensions, de pression insoutenable, de cours particuliers de maths et d’anglais après l’école avec un professeur qui lui faisait enchaîner les examens blancs.
Après avoir ouvert l’enveloppe, sa mère resta immobile un moment, puis se mit à pleurer. Rea, onze ans, en pyjama, attendait de découvrir l’avenir que décidait pour elle la feuille de papier A4 entre les mains de sa mère. Elle se souvenait d’avoir eu une envie terrible d’aller aux toilettes, mais, malgré sa peur de ne pas pouvoir se retenir, elle n’avait pas osé partir avant que sa mère n’ait livré le terrifiant verdict. Les pleurs signifiaient qu’elle avait échoué, sûrement. Elle sentait ses propres yeux la brûler, sa lèvre qui commençait à trembler. Il n’y avait rien de pire au monde que l’échec.
La première larme, lourde et chaude, roulait déjà sur sa joue quand sa mère annonça : « Tu as obtenu la mention très bien, chérie. Tu as réussi. »
Les larmes de Rea coulèrent alors à flots, mais de bonnes larmes, des larmes de soulagement. Ida vint la prendre dans ses bras. Pourtant, Rea ne pouvait pas s’arrêter de sangloter.
Graham, qui s’était caché dans la pièce à côté, les rejoignit en entendant la bonne nouvelle. Il gratifia Rea d’une caresse sur la tête et sortit un billet de vingt livres de son portefeuille. Rea accepta l’argent, le remercia, comprenant que c’était là tout ce qu’il pouvait donner de lui-même.
Dès le lundi suivant, son père passa plusieurs coups de fil à ses amis et collègues du parti. Il fut désigné candidat pour l’élection municipale et élu avec une majorité confortable.
Une coïncidence, s’était dit Rea pendant vingt-trois ans. Mais au fond d’elle-même, elle n’y avait jamais vraiment cru.
Maintenant, l’assemblée à Stormont ; bientôt, Westminster.
Graham Carlisle avait autrefois défendu des opinions libérales, mais peu à peu, sous les yeux de Rea, il était devenu un exécutant de l’unionisme, formaté par le parti, de plus en plus conservateur à mesure qu’il progressait dans les rangs. Ayant laissé ses convictions dépérir dans l’ombre de son ambition, il n’était plus un homme de principe mais un employé dévoué qui se conformait aux ordres de ses supérieurs.
Lorsqu’un leader du parti exprima une homophobie primaire pendant un débat d’information à la BBC, tard dans la soirée, il fut parmi les premiers à le soutenir le lendemain matin. Il récita les positions du parti, arguant que le mariage gay heurtait les convictions morales de la majorité des citoyens d’Irlande du Nord. En l’écoutant au journal de midi, Rea eut honte de son père pour la première fois de sa vie. Son cœur lui faisait mal de le voir devenir si froid, si dur, au point qu’elle ne se rappelait plus l’homme qui l’avait tenu dans ses bras quand elle était bébé.
« Alors ?
— Je réfléchis », répondit Graham, sans cesser son va-et-vient ni ralentir le pas. Il ôta ses lunettes à fine monture d’acier, dont il pensait qu’elles lui donnaient l’air raffiné, et tapota l’extrémité de la branche contre ses dents.
Rea était appuyée contre le mur, à côté de la carte des îles Britanniques. Ida avait emporté la chaise abandonnée par Graham un instant plus tôt et s’était assise au fond de la pièce, aussi loin que possible du registre.
Graham marqua une pause à mi-chemin de la porte. « D’ailleurs, nous ne savons même pas si c’est réel. Et s’il ne s’agissait que de fantasmes, des idées dans la tête d’un malade ? Tu l’as dit toi-même, à certains moments, Raymond a l’air d’être complètement barré.
— C’est réel, papa. J’ai cherché Gwen Headley sur Internet. Tout y est, comment elle a disparu, tous les détails. »
Graham lâcha un petit rire méprisant. « Oh, c’est sur Internet. Alors, c’est sûrement vrai.
— C’est sur tous les sites des journaux dont les archives remontent aussi loin. La presse entière en a parlé à l’époque. C’est réel. Et ses parents se demandent encore ce qui lui est arrivé.
— S’ils sont encore en vie. »
Ida se pencha en avant sur la chaise. « C’est ce que j’ai dit. Hein, Rea ? Ils sont peut-être morts et enterrés, on n’en sait rien. »
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