« Range ça et fiche le camp », ai-je répondu.
Il a montré les dents. « Ton pognon, je te dis. Magne-toi.
— Je te donne encore une chance. Va-t’en. Il n’y en aura pas d’autre. »
Toujours à genoux, il s’est penché brusquement en avant et a porté un coup à quelques centimètres de mon visage. « Je vais te bousiller la tronche, je… »
Une main sur son poignet, l’autre autour de son cou. Je lui ai écrasé la tête contre la paroi du fourgon qui a rendu un son mat. Il s’est effondré, sans bruit, en battant des paupières.
Cinq minutes après, il était ligoté avec des lambeaux de drap, en route vers la périphérie de la ville et la campagne où les étoiles brillent d’une lueur plus vive dans le ciel.
Plusieurs semaines plus tard, alors que j’avais retrouvé du travail dans le Sud, j’ai entendu à la radio qu’un corps avait été découvert près de la rivière Aire, non loin de l’autoroute M1, dissimulé dans les bois. Pour autant que je sache, il n’a jamais été identifié. Je me demande parfois ce qu’est devenu son cadavre. Est-il resté dans une morgue quelque part, congelé, en attendant que quelqu’un le réclame ? Combien de temps les garde-t-on ?
Je n’aurais pas dû faire cela. Le risque était trop grand. Je n’avais pas encore payé les taxes pour le fourgon, je roulais sans l’attestation de contrôle technique. Et si la police m’avait arrêté ?
Je ne suis pas prudent. Je suis impétueux. Je suis méchant.
Si je laisse le méchant en moi prendre le dessus une fois de trop, rien ni personne ne pourra me sauver.
Pas même toi.
« Tu en as pris combien aujourd’hui ? demanda Susan.
— Je ne sais pas. »
Lennon approcha sa paume de sa bouche et renversa la tête en arrière. Les cachets se déposèrent sur sa langue. Il but une gorgée d’eau, posa le verre dans l’égouttoir. Un graillonnement dans ses poumons lui rappela qu’il traînait encore ce rhume.
Susan était assise à la table, toujours vêtue du tailleur qu’elle portait pour travailler. Il avait promis de commencer à préparer le dîner des filles avant son retour, mais n’avait réussi qu’à ouvrir le congélateur pour chercher quelque chose à balancer dans le four ou le micro-ondes. Susan n’approuvait pas. Elle gardait ces produits transformés uniquement en cas d’urgence, comme elle le lui avait expliqué maintes fois.
Dans le salon, Ellen et Lucy riaient devant un dessin animé américain diffusé sur l’une des chaînes satellite.
Susan se pressa le front du bout des doigts. « Il y a plein de légumes dans le frigo. Et des cuisses de poulet. Tu pourrais les faire cuire.
— Ça prend combien de temps ? »
Elle posa les mains à plat sur la table et ferma les yeux, prit une décision à contrecœur, puis rouvrit les yeux.
« Je m’en occupe, dit-elle en se levant.
— Non, je peux…
— Je m’en occupe, j’ai dit. »
Elle alla ouvrir le réfrigérateur. Lennon resta les bras ballants, se demandant comment parler sans la mettre en colère.
Dix-huit mois, presque deux ans auparavant, elle lui paraissait belle, calme, trop bien pour un gredin comme Jack Lennon. Il avait résisté aux attentions qu’elle lui manifestait. À présent, il ne voyait plus que la rancune sur son visage, masquant ce qui l’avait attiré au début. Il avait toujours pensé qu’il ne méritait pas une femme comme Susan, quelqu’un d’aussi gentil, si profondément honnête. Mais depuis qu’elle l’avait accueilli chez elle, plus par pitié que par désir, elle semblait l’avoir compris elle aussi.
Susan fendit une barquette de cuisses de poulet avec un couteau. « Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? » demanda-t-elle.
Lennon s’assit sur la chaise qu’elle venait de quitter. « Tu sais bien, je devais voir le représentant de la Fédération de la police. Après, je suis allé chercher Ellen à son cours de danse.
— Elle m’a dit que tu étais arrivé en retard.
— Dix minutes. À cause de ce rendez-vous… Je ne pouvais pas le déplacer.
— L’entretien a duré, quoi… une heure ? » Elle posa le couteau sur la paillasse en évitant de croiser son regard. « Plus dix minutes pour rentrer avec Ellen. Tu étais à peine levé quand je suis partie ce matin. Qu’est-ce que tu as fait le reste du temps ? »
Lennon se passa les doigts sur le menton. L’espace d’un instant, il fut surpris par le contact de sa peau douce. Puis il se souvint qu’il s’était rasé. Pour la première fois depuis presque deux semaines.
Le silence se fit dans le salon. Les filles ne s’intéressaient plus au dessin animé. Les yeux baissés, elles contemplaient leurs mains.
« Pas grand-chose… »
Susan se tourna vers lui. « Tu t’es occupé de la lessive ?
— Non.
— Je te demande depuis des semaines de trier les affaires que tu veux donner aux bonnes œuvres. Tu l’as fait ?
— Non.
— Et ce rendez-vous chez le psy ? Tu l’as pris ?
— Non. »
Elle avait les yeux brillants, les joues rouges. « Si je comprends bien, tu n’as rien foutu de la journée ? »
Sans un mot, Ellen et Lucy s’éclipsèrent dans leur chambre.
Lennon ne put s’empêcher de rire bêtement. Un rire qui se commua aussitôt en une quinte de toux, vite contenue. « Eh bien, je… »
Elle frappa la paillasse. « Moi, je bosse, et toi tu restes ici à glander. »
Lennon parla plus fort qu’il n’en avait eu l’intention. « Je n’ai pas envie de…
— Je ne suis pas ta mère, Jack. Tu n’es pas un môme, et j’aimerais bien que tu commences enfin à te comporter comme un adulte. »
Il partit vers le salon. « Je ne veux pas me disputer avec toi.
— Combien de cachets tu as pris ? »
Il attrapa la télécommande sur la table basse. « Je te l’ai dit, je ne m’en souviens pas.
— Tu ne devrais pas en prendre du tout. Tu n’as même pas d’ordonnance. À se demander où tu…
— J’en ai besoin pour calmer la douleur.
— Foutaises. » Elle avait lâché le mot avec mépris. « Tu t’en sers comme d’une béquille. Moi aussi, je suis une béquille que tu utilises. »
Sans répondre, il s’assit et fit défiler les chaînes. Ils ne parlèrent pas pendant que Susan allait chercher les filles dans la chambre et leur servait à dîner. De sa place, Lennon écouta le cliquetis des couverts sur les assiettes. Ni Lucy ni Susan ne lui souhaitèrent bonne nuit au moment de se coucher. Mais Ellen vint l’embrasser avant de le laisser seul, et il en fut heureux.
Rea attendit sa mère, assise sur l’escalier, là où elle lui avait dit au revoir plus tôt dans l’après-midi, si bien qu’en entrant, celle-ci dut penser que sa fille n’avait pas bougé pendant tout ce temps.
« Alors, qu’est-ce qui t’arrive ? » demanda Ida en fermant la porte derrière elle. Elle avait l’air de s’être habillée en hâte. Un souffle d’air poussa le battant vers l’intérieur. Ida fit claquer sa langue avec agacement et referma la porte, plus fort. Cette fois, le loquet s’enclencha.
« Tu as dit que tu ne connaissais pas vraiment ton frère », commença Rea.
Ida fronça les sourcils. « C’est vrai.
— Qu’est-ce que tu savais de lui, exactement .
— Ce que je t’ai raconté. Plus ou moins.
— Comment est morte sa femme ? »
Ida vint s’appuyer à la rampe. « C’était très triste. En fait, elle avait un problème avec l’alcool. Elle avait bu énormément de sherry la nuit où elle est morte. Elle est tombée dans l’escalier et s’est fracassé la tête. »
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