Le temps avait filé si vite… Après cinq années à côtoyer le sordide, les crimes de sang, les suicides, — désespoir, alcool, adultère constituaient presque quatre-vingt-dix pour cent des affaires —, elle avait renouvelé son engagement pour une autre longue période. Parce qu’on l’appréciait dans l’équipe de police judiciaire, on l’autorisait à suivre de temps en temps les enquêtes, à assister à des perquisitions ou à des autopsies. Le légiste la laissait s’approcher des poitrines meurtries, palper les cœurs, les peser. Certains étaient gros comme des jambons, d’autres avaient éclaté, étaient musclés, clairs, foncés, toujours différents. Le médecin, parfois, découvrait des anomalies jamais décelées du vivant de la victime.
Camille écoutait, apprenait, réfléchissait. Elle observait le sang dans les ventres ouverts des cadavres, ce liquide poisseux qui filtrait au travers des artères après la mort sous l’effet de la gravité. Elle cherchait le sang bleu, celui qui lui avait pourri son enfance, sa vie, mais il n’existait pas en définitive : c’était juste un effet de lumière lorsque celle-ci traversait la peau et les veines. Sa vraie couleur se révélait sous la Scyalitique : rouge sombre, presque noir. Un sang pauvre, usé, fatigué, comme celui de ses menstruations. Les cœurs la fascinaient par leur complexité, leur capacité à battre, à propulser le liquide, mus par la simple électricité de la nature. S’ils s’arrêtaient, tout s’arrêtait.
La machine humaine lui révélait, sur la table en acier, toute sa complexité.
Cœur de cachalot : neuf pulsations par minute. Cœur de colibri : mille deux cents pulsations par minute.
Camille aurait dû être la première à se douter que les pièces réparées finissent par casser, un jour ou l’autre. La concernant, les signes précurseurs avaient commencé à trente ans, avec des palpitations de plus en plus fréquentes, des arythmies. Elle se fatiguait plus rapidement, peinait au moindre effort, avait mal aux côtes en se réveillant le matin…
Ainsi, jeune trentenaire, elle se retrouvait alitée à l’hôpital cardiologique, face à Salengro où elle avait passé son enfance. Triste coup du sort. Le CHR de Lille lui rouvrait grandes ses portes.
Et le cauchemar recommençait.
Son cœur qu’elle avait tant peiné à muscler, reconstruire, battait trop lentement, parfois si faiblement qu’on ne parvenait pas à l’entendre.
Après cinquante millions de litres de sang pompés, ce trésor qu’elle avait protégé, entretenu, nourri autant qu’il la nourrissait depuis sa naissance, l’abandonnait définitivement.
Et sa plus grande peur se concrétisa : elle mourut une première fois le 29 juillet 2011, à 5 h 10 du matin.
Les mains nouées nerveusement l’une à l’autre, Camille attendait que son cardiologue lui annonce le résultat de ses examens.
Après sa chute au mont des Cats quatre jours plus tôt, on l’avait amenée aux urgences de l’hôpital Roger Salengro, au CHR de Lille. La jeune femme ne se souvenait de rien, hormis d’une douleur intense dans la poitrine.
Le docteur Calmette, la soixantaine, était en train de plaquer des clichés de sa coronarographie sur le négatoscope. L’opération chirurgicale avait consisté à injecter, à l’aide d’une sonde introduite dans l’artère fémorale, un produit de contraste iodé permettant de colorer les artères coronaires. Encore une fois, la jeune femme avait dû subir une IRM cardiaque, une anesthésie générale, le bloc opératoire, un réveil dans un lit anonyme, en chambre double qui plus est, avec une vieille râleuse. Trois jours complets de check-up dans l’hôpital cardiologique, qui lui avaient paru interminables.
En se retournant, le médecin remarqua qu’elle fixait les coupes colorées entre deux lames de verre, emballées de plastique transparent et posées sur le bureau. Sa biopsie…
— C’est pour vous, fit Calmette. Vous voyez, je n’ai pas oublié, cette fois.
— Merci.
— Certains collectionnent les timbres, d’autres les soldats de plomb, et vous…
Camille tira l’échantillon vers elle — une infime tranche de cœur entre deux lamelles — et le fixa avec intérêt, avant de le mettre dans son sac.
— Le cœur a décidé d’avancer notre rendez-vous trimestriel, on dirait, trancha-t-elle pour éviter de se justifier. Annoncez-moi une bonne nouvelle, docteur.
Calmette la suivait depuis plus d’un an et demi. Camille avait l’impression de s’être davantage confiée à lui qu’à son propre père. Il l’avait vue aux portes de la mort, méconnaissable, tandis que ses poumons se remplissaient d’eau, que ses reins ne purgeaient plus, que son cœur malade, paradoxalement, grossissait comme un jambon à mesure que ses battements diminuaient. La jeune femme se rappelait encore avec précision le jour où Calmette lui avait déclaré qu’il disposait d’un nouveau cœur pour elle, quelques semaines après les premiers symptômes.
Une chance inespérée vu la rareté de son groupe sanguin.
Le médecin rajusta ses petites lunettes rondes, l’air embarrassé. Il avait des airs de Gandhi mais avec des cheveux gris argenté coupés au bol.
— La bonne nouvelle, c’est que vous avez ressenti l’angor. Cela n’arrive que chez deux ou trois pour cent des personnes greffées du cœur.
Camille soupira imperceptiblement. Avant même de sortir du ventre de sa mère, elle était déjà touchée par les faibles pourcentages, les cas particuliers : il lui arrivait toujours ce qui n’arrivait à personne d’autre.
Le médecin poursuivit ses explications :
— Il s’agit d’une douleur vive dans la poitrine que le receveur, normalement, ne peut pas ressentir. Lorsqu’on prélève le cœur chez un donneur, on sectionne évidemment toutes les terminaisons nerveuses. Ces dernières ne sont jamais rétablies chez le receveur. Durant l’opération de greffe, on reconnecte les veines, les artères, pas les nerfs. Et donc, dans la plupart des cas, le greffon est insensible à toute douleur. On pourrait vous planter une aiguille dans le cœur, vous ne sentiriez rien.
— Alors, pourquoi est-ce que j’ai eu mal ? Pourquoi j’ai ressenti cette douleur du cœur ?
Calmette s’assit face à Camille, de l’autre côté du bureau. Depuis sa greffe, sa patiente n’avait jamais parlé du cœur comme du sien, elle ne disait jamais « mon cœur », mais « ce cœur », « du cœur », « le cœur ». Le médecin n’avait pas réussi à lui faire accepter que le myocarde qui battait désormais dans sa poitrine lui appartenait à cent pour cent.
— Dans de très rares cas, qu’on n’arrive pas encore à expliquer, les terminaisons nerveuses du greffon se reconnectent d’elles-mêmes avec le système nerveux de l’hôte, comme si le cœur étranger cherchait à conquérir son nouveau territoire. À s’intégrer complètement à son porteur, y compris jusque dans ses ramifications les plus complexes…
Camille sentit un frisson la parcourir. Elle imagina ce cœur se brancher à son organisme, se connecter à ses nerfs, comme un parasite qui chercherait à la coloniser, à la dévorer. Elle songea brusquement à ses rêves. Ce visage de femme qui l’appelait au secours, qui semblait lui parler au fond d’elle-même, là.
Depuis le cœur…
Elle secoua la tête, c’était stupide.
— Toujours en train de rechercher l’ancien propriétaire de ce cœur ? demanda Calmette.
— Vous le savez bien… Si je pouvais avoir les réponses qui sont dans le fichier Cristal, ça me faciliterait la tâche.
Cristal était le système d’information de l’agence nationale de biomédecine, qui établissait la relation entre le donneur et le receveur d’un greffon, et qui était certainement l’un des fichiers les mieux protégés : très peu de personnes y avaient accès, et encore moins de spécialistes connaissant à la fois le donneur et le receveur.
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