Signification ? L’un des ventricules cardiaques de Camille ne s’était pas suffisamment développé, ce qui impliquait que le sang appauvri en oxygène, bleu, ne pouvait être évacué vers les poumons et se retrouvait mélangé au sang rouge, propulsé dans l’aorte en direction des muscles. Pour simplifier, c’était comme mettre du carburant Diesel dans le réservoir d’une voiture à essence.
Après une semaine de vie, une équipe de sept personnes bardées de diplômes introduisait un cathéter muni d’un ballon dans la minuscule veine ombilicale du bébé, pour déchirer la paroi entre les oreillettes de son cœur et évacuer un peu de sang bleu dans la bonne direction.
Trois lourdes opérations chirurgicales suivirent, l’une dans la foulée, les deux autres à six mois et quatre ans. De brillants chirurgiens ouvrirent la poitrine, câblèrent l’organe cardiaque avec l’aisance d’un mécanicien branchant une batterie de voiture, de façon à séparer définitivement le sang bleu du rouge.
À l’âge où les enfants jouaient dans les parcs, Camille grandissait seule aux soins intensifs de l’unité de cardiologie pédiatrique de Lille, regardant le monde évoluer par la fenêtre de sa chambre de neuf mètres carrés.
Mais, grâce aux miracles de la médecine, la suite de sa croissance s’était relativement bien passée, l’organisme s’était remis de ses traumatismes. À partir de six ans, la petite fille brune aux yeux aussi noirs que ceux d’un écureuil avait pu fréquenter l’école, jouer comme les autres, et même faire du sport. Son cœur univentriculaire tournait à l’allure d’un moteur Diesel, certes, mais il fonctionnait parfaitement et pompait ses quatre mille litres de liquide par jour, comme n’importe quel cœur d’enfant.
Camille aimait écouter le ronflement du sang dans ses oreilles, le soir en s’endormant. Son cœur, c’était son trésor, son doudou, le compagnon de ses nuits, son bien le plus précieux. Derrière les grandes cicatrices transversales qui mutilaient sa poitrine, elle l’imaginait, tel un petit poing serré. Elle s’était promis d’en prendre le plus grand soin tout au long de sa vie, de peur qu’il ne l’abandonne. De peur un jour de fermer les yeux et de ne plus jamais les rouvrir.
Camille voulait vivre.
Elle aimait vivre.
Nombre de battements cardiaques sur une vie : environ deux milliards. Nombre de mètres cubes de sang brassé : de quoi remplir une cinquantaine de piscines olympiques.
La jeune fille lisait quantité d’ouvrages techniques. Au collège, en cours de biologie, elle était capable d’expliquer à la perfection le rôle du sang, de l’oxygène, des différents organes du corps humain. Elle connaissait un tas de chiffres sur le sujet, parlait de chaque partie non pas comme d’un organisme vivant, mais d’un assemblage de pièces qui s’usaient, se grippaient, et qu’on remplaçait parfois quand elles étaient cassées.
À douze ans, lors de ses visites de contrôle, elle avait vu des patients en dialyse, entourés de ces machines monstrueuses qui remplaçaient leurs reins en panne, qui pompaient du sang sale pour en recracher du propre. Tous ces visages gris, désespérés, fatigués l’avaient profondément marquée : parce que la mort était là, qu’elle planait, prête à engloutir ces malades. Mais aussi parce que cela lui montrait que le corps humain était seulement une machine, un ensemble de pompes, de filtres, de purificateurs. Comment cet incroyable assemblage d’engrenages fonctionnait-il ? La mort était-elle la conséquence d’un défaut de fabrication ? Quand et comment surgissait-elle ? Pouvait-on la voir, la prévoir ?
France : soixante mille crises cardiaques par an. Quatorze personnes meurent d’un infarctus par jour.
Côté sentimental, sa vie de jeune adulte avait été désastreuse. Ses cicatrices avaient grandi, s’étirant sur sa poitrine comme des coups de fouet, lui rappelant sans cesse la fragilité de la machine humaine. Camille avait honte de son corps meurtri, de ses seins presque inexistants, de ses cuisses puissantes, de ses larges épaules. Elle dépassait tout le monde d’une tête. Elle était pareille à ces arbres aux racines minuscules, qui pourtant donnent une illusion de force. La coquille était solide, mais l’intérieur en cristal.
Méfiante, Camille avait appris à lire dans les regards, à décrypter les mouvements de l’iris, les contractions de la pupille, lors de nouvelles rencontres. Les yeux trahissaient les émotions. La première fois où elle s’était retrouvée nue devant un homme, elle avait rougi de honte en lisant dans le regard masculin du dégoût : l’impression que le type contemplait un champ de barbelé. Alors, à tout juste seize ans, elle se donnait des coups de lame de rasoir sur le ventre. Pas pour mourir, juste pour se faire mal, pour punir son fichu corps.
Et pour se punir elle-même.
Se mutiler ainsi était presque devenu une habitude. Un besoin. Et un soulagement.
À la fac, peu de filles la fréquentaient, et même les garçons se méfiaient : toutes les machines peuvent se briser d’un geste, si on sait où appuyer. Et Camille, de plus en plus renfermée, savait où frapper. Elle avait grandi seule, sans frère ni sœur : avec l’enfer qu’ils avaient traversé, ses parents avaient licencié le petit architecte. Ils n’étaient plus près de goûter à nouveau aux « joies » de la procréation.
Fuir les garçons, pour trouver des hommes. C’était, en définitive, avec eux qu’elle se sentait le mieux, pour peu qu’elle mette de côté le sexe. Parce qu’elle leur ressemblait. Dans le physique, le tempérament, le caractère casanier. À l’âge où les filles se maquillaient, enfilaient des robes et sortaient entre copines, Camille se réfugiait dans les livres, ses études de biologie, la musculation, le sport de combat, la marche intensive en forêt, vêtue d’un pantalon treillis ou d’un survêtement. Elle fuyait les fumeurs, elle ne buvait jamais d’alcool, mangeait sain : préserver le précieux organe pour tenir sa promesse d’enfant, qu’elle n’avait jamais oubliée. Pour ne pas mourir d’une saloperie.
Poids d’un cœur de baleine : 600 kilos. Poids d’un cœur de souris : 0,09 gramme. Poids d’un cœur de femme : 300 grammes.
Puisqu’on lui avait donné un physique de guerrière, une solide coque protectrice pour son petit myocarde malade, autant aller au bout. Après les lames de rasoir, elle avait appris à se faire mal autrement, dans l’effort. Il fallait qu’elle sente son cœur battre et se battre, que ses muscles brûlent, que sa peau soit rougie, un rouge puissant, bien visible, un rouge qui lui indiquait que tout allait bien.
Le Diesel devenait essence.
Le rouge du sang, le bleu de l’uniforme. Bien séparés, bien visibles. Il avait suffi d’une campagne de pub et d’un échec dans ses études de biologie pour que l’avenir de Camille vire à cent quatre-vingts degrés : on engageait dans la gendarmerie nationale. À vingt-deux ans, elle passait les épreuves d’admission pour devenir sous-officier. Elle voulait le contact, le terrain, sentir son cœur pomper, entendre le bruit lourd du sang oxygéné après l’effort.
Tout lui plaisait dans ce métier : la rigueur, la discipline, l’esprit cartésien. Elle ne se voyait pas vieillir dans un laboratoire de toute façon, le cul sur une chaise, penchée sur des microscopes. Et puis, être gendarme, c’était côtoyer la vie comme la mort, enquêter sur le corps humain mais d’une manière différente. Il y avait des crimes, des autopsies, la mort était omniprésente dans l’enquête.
Elle savait que ce métier collerait à ses aspirations.
Après un an d’école à Châteaulin, elle sortait dans les premiers du classement, malgré une faiblesse en sport : elle n’était qu’une femme parmi de solides gaillards, après tout. Elle pouvait choisir son affectation et avait alors décidé de revenir aux sources, à Lille. On créait des postes en technicien d’investigations criminelles à la caserne de Villeneuve-d’Ascq. La place idéale : on l’enverrait sur des scènes de crime, et elle pourrait essayer de comprendre la cause de la mort des autres. Ceux qui étaient passés de l’autre côté, alors qu’elle vivait.
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