C’était tout ce qu’elle avait pu récolter.
Elle leva les lamelles de verre et les observa sous tous les angles. Le spécialiste avait raison, d’une certaine façon : comment ces amas de cellules pulsantes pouvaient-ils stocker des sensations, des souvenirs ? Comment un cœur pouvait-il avoir une mémoire et restituer les morceaux de vie de son propriétaire ?
Comme disait Calmette, ça paraissait stupide. On n’était plus à l’époque de l’Égypte ancienne où l’on croyait que le cœur était le siège de l’âme, et Camille était mieux placée que quiconque pour savoir que le muscle cardiaque n’était qu’un outil sans âme, une pièce de voiture destinée à faire tourner la machine. Le reste n’était que mythe et poésie.
Elle posa finalement les éléments de sa sinistre collection, vérifia l’état de ses pansements et but une gorgée de thé vert, écoutant le bruit des battements mécaniques des horloges. Depuis toujours, elle devait éviter les excitants comme le café, mais qu’est-ce qui l’empêchait aujourd’hui de s’y remettre ? Et puis, elle en avait envie. Les gens qui vont mourir ont tous les droits. À quoi bon continuer à suivre les règles, à s’imposer des interdits ?
Sur ces pensées, elle se plongea dans la revue américaine que lui avait prêtée à contrecœur le docteur Calmette : le Journal of Near-Death Studies datant de l’année 2002, dont le numéro était consacré à la mémoire cellulaire.
On pouvait être sceptique, ne pas croire à cette théorie, mais les cas exposés, avérés, étaient stupéfiants. Tous avaient eu lieu aux États-Unis. Il était indiqué dans la revue que, là-bas, la législation sur les dons d’organes autorisait les receveurs à rencontrer la famille du donneur, si les deux parties étaient d’accord.
Si seulement cela pouvait être le cas en France , songea Camille . Après tout, si les deux parties sont d’accord, pourquoi l’empêcher ?
Ces mises en relation donnaient naissance à d’incroyables histoires.
Par exemple, en 2000, un homme de quarante-sept ans, ouvrier en fonderie, s’était mis à écouter de la musique classique après sa greffe cardiaque, et tous ses proches avaient affirmé que, au fil des semaines, son caractère s’était considérablement adouci. Il avait par la suite découvert que son donneur, un jeune homme de vingt-quatre ans, se rendait à son cours de violon lorsqu’il avait été tué d’une balle dans la tête, et qu’il s’était effondré, son instrument serré contre lui.
Camille dévorait les lignes, ces témoignages l’interpellaient. Ici, un receveur qui s’était mis à craindre l’eau, trois mois après sa greffe : son donneur était mort noyé dans une piscine. Là, une femme qui avait reconnu sa donneuse sur une photo de famille de dix personnes, sans aucun indice préalable.
Les exemples pleuvaient, et les explications des scientifiques étaient inexistantes : côté blouse blanche, on parlait de phénomènes psychiques, de coïncidences, de conditionnement de l’esprit, d’induction, d’incidence des médicaments pouvant altérer les sens. Personne ne menait de recherches là-dessus, les témoignages étaient trop rares, difficilement vérifiables.
Côté partisans d’expériences de mort imminente — ceux qui s’intéressaient aux phénomènes extraordinaires autour de la mort —, on employait les termes de « mémoire cellulaire » : certaines expériences fortes des donneurs, certains souvenirs marquants seraient stockés dans les cellules du corps humain. Selon eux, la mémoire cellulaire expliquait des sentiments ou phobies — vertige, peur des araignées — que la mère pouvait transmettre à son enfant par voie placentaire. Ils rejetaient la transmission de sensations par les gènes et préféraient parler de « mémoire des organes ». Les hypothèses avancées étaient aussi convaincantes que stupéfiantes.
La jeune gendarme referma la revue, bouleversée par sa lecture. Dire qu’elle ne savait même pas de quoi son donneur était mort ! S’agissait d’un homme ou d’une femme ? Quel était son âge, sa couleur de peau ? Où habitait cette personne ?
Les données qu’on lui avait fournies étaient nulles.
Et pourtant, il y avait les rêves et ces envies de cigarettes, qui devenaient de plus en plus fréquentes. Cette impression qu’elle était parfois plus impulsive, plus dure, plus colérique que d’ordinaire. Camille avait à présent l’étrange certitude que son donneur était en fait une donneuse, et qu’elle avait été en danger avant de connaître une mort ayant forcément été violente.
Et si elle avait été enlevée et retrouvée agonisante, tuée par son ravisseur ? Elle serait alors décédée alors qu’on l’emmenait à l’hôpital… Et on lui aurait prélevé ses organes pour sauver d’autres vies.
Camille avait beau ne pas y croire, il fallait se rendre à l’évidence : le cœur malade lui envoyait des signaux. Comme une balise de détresse perdue au milieu de l’immensité de l’océan.
Il réclamait de l’aide.
La jeune femme sentit soudain un nouvel élan en elle, entrevit une piste qu’elle n’avait jamais explorée. Au lieu de chercher dans les rubriques faits divers des journaux, elle pouvait peut-être fouiller du côté des disparitions, des enlèvements qui s’étaient terminés d’une façon tragique en juillet dernier, au moment de sa greffe. Chercher sa donneuse là où elle n’avait jamais pensé à la chercher, au cœur même de ce qui constituait son environnement quotidien : les affaires criminelles.
On frappa à la porte. Camille glissa la revue et sa boîte sous le lit et se redressa aussitôt.
— J’arrive !
Elle retourna en toute hâte devant le miroir de la salle de bains. Sale tête, mais on ne voyait plus trop qu’elle avait pleuré. Rapidement, elle remit en ordre ses courts cheveux bruns, ôta son maillot à bretelles taché de sang, dévoilant un torse bardé de cicatrices, comme si elle était passé au travers d’une série de vitres.
Il suffisait que ses collègues ou ses supérieurs découvrent ces blessures toutes fraîches pour qu’on la vire illico. On ne voulait pas de déséquilibrés ou de personnes psychiquement instables dans la gendarmerie.
— Une minute !
Elle resserra ses pansements, rangea les compresses inutilisées dans la pharmacie, à côté de ses boîtes de ciclosporine, enfila un maillot de corps, sa chemisette de fonction bleue, glissa ses pieds dans une paire de sandales et alla ouvrir.
C’était le lieutenant Boris Levak. Ils se firent la bise, elle le laissa entrer. Le colosse était trempé dans le dos et la nuque.
— On m’a dit que t’étais de retour, fit-il en la fixant dans les yeux, comme s’il cherchait à deviner son état de santé.
— Comme tu vois.
— T’es en sueur. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien, j’étais juste en train de faire un peu de rangement dans ma chambre. Quand est-ce qu’ils se décideront à nous installer la clim ?
— Quand il fera meilleur dans le Nord. Autrement dit, c’est pas demain la veille.
Elle lui proposa du thé. Boris s’installa sur le sofa, face à un ventilateur qui tournait à plein régime.
— Un truc frais, plutôt. Alors, ces examens finaux ?
— Rien de bien méchant, fit Camille depuis la cuisine ouverte sur le salon. Les résultats confirment juste que je suis un peu stressée.
— Seulement stressée, ou il y a autre chose ? T’es quand même tombée, aux trois quarts évanouie. Et quand je suis venu te voir à l’hôpital, t’avais pas vraiment bonne mine.
— Que veux-tu qu’il y ait d’autre ? Ce cœur dans ma poitrine cherche encore ses marques. J’ai peut-être voulu aller plus vite que la musique en faisant comme si de rien n’était. Mais les vacances arrivent, et ça va me faire du bien.
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