Il désigna le bunker.
— Sinon, là-dessous, quelques traces de sang révélées par le Bluestar , et des cheveux bruns sur la couche. Pas de liquide séminal, apparemment… On prélève, on photographie, il n’y a pas grand-chose à faire d’autre. La surface est trop vaste, et il n’est pas sûr que les équipes reviennent après-demain. On verra, je préfère qu’elles se concentrent sur ce qu’on a. De toute façon, les labos croulent sous les demandes, et on n’a plus de fric. Le juge et le divisionnaire vont encore me chier dans les bottes avec ces histoires de budget, si tu vois ce que je veux dire.
Sharko sentait que son chef était au bord de la crise. Ce dernier écrasa sa cigarette dans la terre et la conserva dans sa main. Puis il consulta sa montre avec nervosité.
— Putain, déjà… Faut que je retourne au 36. Je sais où je vais passer mon 15 août, moi.
— Tu devrais lâcher du lest, surtout en ce moment. Je te sens… à plat.
— Ça va.
— Ça pourrait être ton slogan : « Ça va. » Ouais, ça va, jusqu’à ce que tu te retrouves avec la gueule qui racle le bitume. T’es encore jeune, ne grille pas toutes tes capsules de stress tout de suite. Le stock est limité, tu sais.
Bellanger passa une main dans ses cheveux noirs en pétard. Sharko s’était toujours dit qu’il avait une sacrée belle gueule, pour un flic. Et que, quelque part, c’était un beau gâchis.
— Ouais… Et tu crois que c’est le moment de lâcher du lest ? Je verrai plus tard pour mes congés, il n’y a pas urgence.
— Si, il y a urgence. Quand le câble pète, l’ancre coule au fond, mon gars.
Bellanger ne s’appesantit pas sur la remarque. Il appréciait Sharko, sauf pour ses leçons de morale à deux balles.
— Et toi, tu rentres chez toi, là ?
Sharko donna un coup de tête en direction de la maison.
— Je reste encore un peu.
— Tu vas aller te taper une petite branlette intellectuelle là-haut, c’est ça ? T’allonger sur le lit de ce taré et attendre qu’il te raconte son histoire ?
— Tu sais bien que j’aime quand ils me murmurent leurs secrets à l’oreille. Le proprio a dit que les lumières restaient souvent allumées la nuit, à l’étage. Je ne crois pas que notre tortionnaire matait un épisode de Derrick.
Bellanger marqua un silence.
— OK, mais fais gaffe avec les tableaux bizarroïdes. Tu les déposes toi-même demain, t’as dit ?
Sharko acquiesça.
— Je peux venir bosser une partie de la journée, mais… J’ai promis à Lucie de passer du temps avec elle, et elle risque de…
— T’inquiète, je vais gérer, et Robillard va m’assister pour mettre en route les procédures. On va être bloqués à cause des congés des uns et des autres, de toute façon. Le temps que le rouleau compresseur se mette en marche.
Nicolas Bellanger soupira un bon coup.
— C’est très macabre, tout ça.
— Écoute Nicolas… (Sharko hésita.) Si cette affaire est trop compliquée, trop tordue, je… je vais peut-être lever le pied.
— Tu dis toujours ça. La veille, tu quittes le job, et le lendemain on te retrouve au fin fond de la Russie, flingue à la main.
— C’est sérieux, cette fois. Parce que je sais que Lucie va vouloir y fourrer le nez d’une façon ou d’une autre, et qu’elle va me harceler dès que je rentrerai. Je voudrais qu’elle profite encore des congés qui lui restent : il y a les jumeaux, l’appart qu’on vend et la maison qu’on achète. Ça fait beaucoup.
— Il y a tes drôles de tremblements aussi. J’ai vu, tout à l’heure, avant d’intervenir…
— Juste la fatigue.
— On est tous fatigués, hein ?
— Je te mets au défi d’élever deux nourrissons d’un coup à cinquante berges. T’as vu mes mains ? Elles sont deux fois plus grandes que leurs biberons.
— Je vais encore attendre un peu pour ça, si tu veux bien. Pas vraiment pressé ni d’avoir cinquante berges ni d’avoir des bébés.
— Tu devrais l’être. T’as combien ? Trente-cinq ans ? Ça passe vite, tu sais.
— T’as raison. J’ai déjà l’impression d’être mort, parfois.
Ils se saluèrent amicalement.
Sharko attendit encore une heure que les TIC en finissent, allant et venant, les mains dans les poches. Il réfléchissait. Dans un sens, cette affaire l’excitait. Mais, d’un autre côté, il y avait ses enfants, sa compagne… Il regarda la photo de Lucie, biberons dans les mains et souriante. Sa petite Lara Croft. Elle était le résumé de son bonheur. Avant, il aurait foncé tête baissée dans l’enquête, aurait passé, comme Nicolas, sa nuit et son 15 août au Quai des Orfèvres, jusqu’à finir sur les rotules.
Parce que, avant, son chez-lui, c’était son bureau.
Mais maintenant…
À 21 heures, les trois hommes en combinaison ressortirent de la maison avec leurs petites mallettes et leur matériel, exténués. On aurait dit qu’ils avaient pris une douche habillés. Leurs tenues leur collaient à la peau comme des combinaisons de plongée.
Ils avaient passé chaque recoin au Bluestar et aux ultraviolets sans rien trouver, avaient collecté des dizaines d’empreintes et récupéré quelques cheveux dans la bonde du lavabo de la salle de bains. Mais ils étaient sceptiques sur leur origine, puisque Macareux n’avait pas été le seul à habiter les lieux et que la pièce d’eau avait été nettoyée et utilisée à plusieurs reprises. Peut-être Macareux s’était-il chargé lui-même du nettoyage, à l’eau de Javel, avant de disparaître, comportement crédible chez un ultra-méticuleux. Sharko avait croisé tant de malades dans sa carrière que plus grand-chose ne le surprenait, en définitive.
Le flic entra dans la maison vide, les tableaux sous le bras, et monta à l’étage. L’escalier n’était plus tout jeune et craquait. Sur le palier, il jeta un œil à la petite salle de bains, propre et rangée si on faisait abstraction de la poussière. Pas de fenêtre, même pas de grille d’aération. Il fixa le miroir et la douche en silence, puis se dirigea vers l’unique chambre, contenant un sommier et un matelas posés au milieu d’une pièce tout en parquet. Une énorme tache d’humidité imprégnait le plafond, résultat sans doute de la tempête. La tapisserie était vieillotte, sale, plus claire à certains endroits : c’était là que les deux cadres avaient été accrochés. Les petits clous étaient encore enfoncés dans le mur.
Sharko prit ses deux tableaux et les suspendit aux emplacements qui semblaient correspondre, sur deux murs à angle droit. L’un se trouvait face au lit, l’autre sur le côté gauche.
Il se recula de deux pas, de manière à se placer au milieu de la pièce.
La première reproduction montrait un groupe de sept hommes — barbe, moustache, fraise blanche au-dessus d’une toge foncée — agglutinés devant un cadavre couché sur une table. Un huitième individu tenait un instrument chirurgical et disséquait le bras gauche. L’éclairage blanchâtre du mort sur fond sombre accentuait la froide curiosité des participants. Les visages étaient sévères, intrigués aussi face au spectacle et au mystère de la mort. Ils assistaient apparemment à une leçon d’anatomie.
Sharko se tourna vers l’autre mur. La seconde reproduction montrait un individu aux traits neutres observant avec intérêt l’ouverture du crâne d’un autre cadavre. Il tenait un bol à la main, sans doute pour récupérer les déchets organiques. Le ventre grand ouvert du sujet avait été vidé de ses entrailles. On ne voyait pas le visage du chirurgien, celui qui accédait au cerveau, parce qu’il se trouvait hors-champ. Le corps meurtri avait l’air vivant, ses yeux noirs pleins d’effroi et légèrement tournés vers la gauche.
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