Boris composa un numéro en catastrophe. Cette fois, la jeune femme comprit qu’il appelait le laboratoire ayant réalisé les analyses ADN. Lorsqu’il coupa la communication, il crispa ses deux mains sur le volant.
— On fait demi-tour et on rentre à la maison.
— Hein ? Pourquoi ?
— C’est bien l’ADN de Blier sous les ongles de la victime, mélangé à l’autre ADN inconnu. Les techniciens et les fichiers sont formels sur ce point.
— Où est le problème ?
— Le problème, c’est Blier lui-même. L’employé de mairie avait son acte de décès sous les yeux au moment de son appel. Blier est mort il y a sept mois. On l’a retrouvé pendu dans son appartement.
Il marqua un silence, avant d’ajouter :
— T’as déjà vu un mort commettre un crime, toi ?
Le soleil commençait sa langoureuse descente derrière la forêt de Laigue. Il paraissait plus lourd que d’habitude, aux contours moins définis, comme brûlé par ses propres rayons. Une touffeur de bayous affectait les organismes des flics qui avaient passé l’après-midi à sillonner la petite commune de Saint-Léger, à pied ou en voiture, pour récolter des témoignages ou apporter du matériel à proximité de la maison.
Cette agitation inhabituelle était vite remontée aux oreilles des journalistes. Des correspondants locaux cherchaient du grain à moudre pour leurs articles, suivant les policiers comme des vautours affamés. On parlait déjà d’une fille aveugle qui aurait été enfermée dans une carrière par un psychopathe assoiffé de sang.
Sharko attendait dans le jardin que la police scientifique lui donne enfin la permission d’entrer dans l’habitation. Il avait posé les deux tableaux contre un mur, face cachée, et en avait profité pour donner un coup de fil à Lucie, annonçant qu’il ne rentrerait pas tout de suite. Sa compagne avait immédiatement répondu : « Génial, c’est que c’est sérieux. Tu me raconteras tout. »
Génial, oui , soupira Sharko en s’épongeant le front.
Nicolas Bellanger revenait du fond du jardin, téléphone à la main, slalomant entre les tuiles cassées. Il désigna les tableaux.
— Tu veux refaire la déco de ton appart ? On va en avoir besoin très vite pour analyse.
— Ne t’inquiète pas, je les déposerai demain matin à la Scientifique. Je crois que les labos sont quand même ouverts le 15 août.
— Oui, mais ça va tourner au ralenti, comme partout.
Sharko avait grignoté un sandwich acheté à la boulangerie du coin et vidé une grande bouteille d’eau. Il se sentait poisseux, sale dans ses vêtements trempés, et, pour passer le temps, avait astiqué ses mocassins jusqu’à épuiser tous ses mouchoirs en papier. Ils brillaient, désormais.
À presque 20 heures, il faisait encore 29 °C. Partout, des techniciens en tenue de lapin blanc allaient et venaient, le front humide, dégoulinants, tandis que des OPJ [4] Officiers de police judiciaire.
du groupe Bellanger en avaient fini avec leur premier jour d’enquête de proximité et étaient rentrés chez eux, rincés comme des serpillières.
— Alors, les nouvelles ? demanda Franck.
Nicolas Bellanger fouilla ses poches, roula en boule une boîte de patchs antitabac vide et s’alluma une cigarette. Sa veste beige était froissée, et sa chemise à col sans boutons sortait de son pantalon. Il ne portait jamais de cravate, contrairement à Sharko, mais était souvent vêtu avec élégance, dans la tendance. Ce qui n’empêchait pas qu’on puisse le voir également en polo et jean, même si c’était plutôt rare.
— Il y en a des bonnes et des mauvaises. À l’hôpital, notre victime à moitié aveugle s’est complètement figée, renfermée sur elle-même. Une espèce de catatonie, d’après le psychiatre. Autrement dit, elle n’est pas près de raconter ce qui s’est passé.
— La poisse.
Clope au bec, le chef de groupe prit son petit carnet et en tourna les pages.
— Fallait pas s’attendre à ce qu’elle nous déballe toute l’affaire, en même temps… Bon, écoute ça. D’après les médecins qui l’ont auscultée, elle possède des tatouages plutôt grossiers réalisés à l’arrière du crâne. Encre noire. C’est noté « B-02.03–07.08-09.11–04.19 »
. Aucune idée de ce que ça peut signifier pour le moment, mais je doute qu’elle ait demandé à ce qu’on les lui fasse.
— Merde, je croyais, pourtant ?
— C’est ça, fous-toi de moi. Les médecins non plus ne voient pas le sens de ces inscriptions.
— Ça n’a sûrement rien de médical. Sans le B, on aurait presque pu croire au tirage du Loto.
— En tout cas, ils pensent que, pour commencer, elle a été rasée de la tête aux pieds. Ils voient ça à la longueur des poils, partout identique, et d’autres trucs. Crâne, bras, jambes, pubis, tout y est passé…
Sharko avait du mal à se concentrer tant il suffoquait. Il rêvait juste du moment où il prendrait une bonne douche froide, puis s’allongerait avec ses fils, à regarder tourner sa petite locomotive Poupette, dans sa chambre. Les trains miniatures échelle HO et les enfants l’apaisaient tellement…
Essayant de retrouver son aplomb, il réclama le carnet de Nicolas Bellanger et relut les indications concernant le tatouage. Cette suite de chiffres n’était qu’une bouillie indigeste. Ça pourrait correspondre aux coordonnées d’une galaxie comme à des chapitres de la Bible. À l’évidence, son cerveau était en surchauffe, lui aussi.
— On sait qui elle est ? demanda-t-il.
— Non. Et personne ne l’a jamais vue dans le coin. Quant à Olivier Macareux, il n’existe pas. Identité bidon…
— C’était presque certain. On a affaire à un prudent. Qui irait stocker de la nourriture en conserve dans une carrière pour un an ? Le type aime contrôler, prévoir, ne pas laisser la place à l’imprévu. Il a agi au nez et à la barbe de tous. Quelqu’un a peut-être remarqué un détail dans ce village, mais il va falloir aller se le chercher.
— En plus, le temps a passé, ça joue contre nous. La famille du propriétaire est venue habiter cette maison qui a été polluée, nettoyée, renettoyée. On n’aura rien d’intéressant en paluches ou en ADN, j’en suis quasiment sûr. Un petit espoir avec la carrière souterraine, néanmoins. On trouvera peut-être des traces sur des boîtes de conserve, sur la baignoire. Mais je ne sais pas… J’ai l’impression que ce type est un fantôme. J’ai demandé au proprio de venir au 36 pour un portrait-robot, mais il m’a déjà averti qu’il ne se souvenait pas de grand-chose. Comme il l’a expliqué, Macareux portait toujours ses lunettes et sa casquette dès qu’il mettait le nez dehors. Quant à sa voiture, elle était des plus communes. Évidemment, personne n’est capable d’en citer la plaque.
Sharko fixa le bunker.
— Du neuf là-dedans ?
— Un truc intéressant avec la caméra installée sous terre. On a trouvé un amplificateur WIFI dans la pièce bordélique du bunker. Il devait servir à relier les images de la caméra à l’ordinateur de notre « Macareux ». Or le propriétaire a coupé la ligne téléphonique à la mort de son père. Ça veut dire que Macareux piratait une ligne voisine… Regarde.
Bellanger montra les réseaux WIFI captés par son téléphone portable. Il y en avait deux. Il désigna deux maisons à une vingtaine de mètres, l’une à droite, l’autre à gauche.
— Pirater le WIFI est relativement facile si l’accès est mal protégé. Les deux signaux viennent sûrement de ces foyers.
— On va donc pouvoir retrouver ses connexions, les sites qu’il a visités.
— Ou plutôt ce qu’il a émis depuis son ordinateur, avec cette caméra, et éventuellement qui s’y est connecté. À condition que les propriétaires nous donnent l’autorisation de faire une requête auprès de leurs fournisseurs d’accès. La vie privée des internautes est très protégée, une vraie plaie…
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