— Jamais arrêté ?
— Non. Son nom est un jour ressorti dans l’affaire de la Maison jaune, avant que les papiers disparaissent. Le dossier n’est qu’un château de cartes, la justice traîne. Les personnes qui auraient pu parler se sont mystérieusement rétractées ou volatilisées. Tout comme le docteur lui-même, d’ailleurs. Il semblerait qu’on ignore où il se trouve. Jacques vient de lancer une requête pour une recherche d’identité et de domiciliation sur notre territoire.
Bellanger acquiesça.
— C’est bien. Et on connaît le parcours de ce Calderón avant l’Albanie ?
— D’après les infos du gendarme, l’homme venait directement d’Argentine. Il bossait dans une clinique d’ophtalmologie, à Corrientes. Il n’en sait pas plus.
Les flics se regardèrent. Les pièces du puzzle s’emboîtaient enfin. Nicolas tira les conclusions qui s’imposaient :
— Il semblerait donc que Mickaël Florès se soit mis à enquêter sur les trafics d’organes en 2009. Comme à son habitude, il a voulu creuser le sujet, aller au fond des choses. Au courant du trafic en Albanie, il s’est rendu à Medicus, à Rripe, pour obtenir des clichés, sans doute. Photographier les habitants de la Maison Jaune, d’anciens médecins, des personnes impliquées… Capter leurs regards fous. En tout cas, son enquête l’a fait se pencher sur la personnalité de Calderón. Alors, il s’est rendu en Argentine, pour remonter aux origines et essayer de comprendre comment Calderón en était arrivé là. Ou alors, il voulait carrément le retrouver, l’interroger, le photographier…
— Et ça l’a peut-être conduit jusqu’à l’hôpital psychiatrique où est allé Franck. Puis vers Mario… Puis Charon, ajouta Lucie.
— Ce n’est qu’une hypothèse, mais il faut avouer que l’ensemble se tient très bien.
Nicolas se frotta le menton tout en réfléchissant. Son cerveau était en ébullition, soulevant les questions, répondant à certaines. Il revint vers ses subordonnés.
— On sait où finissent nos victimes, annonça-t-il d’une voix assurée. Dans un laboratoire d’anatomie du CHR d’Orléans. C’est-à-dire sur le sol français. Or, la durée de vie d’un organe prélevé n’est pas infinie, à ce qu’il me semble.
— Quatre heures pour un cœur environ, fit Robillard. Le double pour un foie…
— C’est extrêmement court. S’il y a un trafic d’organes, il y a forcément des receveurs. Des gens qui ont… accepté de se faire greffer illégalement. Qui ont payé cher pour ça. Peut-être qu’ils sont français. Qu’ils vivent pas loin d’ici. Qu’ils sont « ceux qu’on ne voit pas ».
Il n’arrêtait pas de regarder sa montre, comme s’il n’imprimait plus ce qu’il voyait, comme s’il oubliait au fur et à mesure. Pourtant, son cerveau carburait à plein régime. Il fixa Robillard.
— Pascal, essaie de te rencarder sur le sujet des trafics d’organes, voir s’il y a un moyen quelconque de remonter jusqu’à des receveurs illégaux. Ces gens-là ont forcément, à l’origine, un dossier médical lourd. Ils ne peuvent pas être totalement invisibles.
— Tu voudrais procéder comme pour la came ? On chope le consommateur, et ça nous permet de remonter au dealer ?
— Exactement. Inutile de te dire que… que le temps presse.
— C’est bien le problème. Remonter un trafic, ça prend du temps, des semaines, des mois, ça demande des ressources. Ça ne peut certainement pas se résoudre en quelques jours.
— Je m’en doute, bordel ! Mais fais ton possible, OK ?
Nouveau coup d’œil sur sa montre. À cran, il se tourna vers Lucie.
— Occupe-toi des facturettes d’essence. Triture-moi ça dans tous les sens. Je veux des résultats, des réponses.
Lucie acquiesça en silence.
— Quant à toi, Jacques, t’as du neuf sur Pradier ? Son passé ? Son historique informatique ?
— Je suis en train de collecter tout ce que je peux sur lui. J’ai contacté les administrations, je ne peux pas aller plus vite que la musique, malheureusement.
— Si, il faut aller plus vite que la musique. Je veux aussi des infos sur Calderón, savoir s’il est en France. J’ai un contact aux impôts. Ça permettra de tout court-circuiter. Je vais te le donner. Suis-moi.
Ils sortirent. Lucie et Robillard se regardèrent, l’air soucieux.
— Je m’inquiète vraiment pour lui, murmura Lucie.
— Tu n’es pas la seule. Il croit que tout peut se faire comme ça, d’un claquement de doigts. Il est en train de péter un câble.
Lucie soupira et se pencha sur les facturettes d’essence de Camille Pradier, reçues par mail. Il y en avait des centaines. Elles étaient classées par ordre chronologique, la plus ancienne datait de sept ans plus tôt, et la dernière d’une semaine. Encore un signe de la méticulosité, de la maniaquerie de Pradier.
Lucie avait l’impression de perdre son temps, mais elle s’y plongea. En plus de la date et de diverses informations liées au carburant, les facturettes indiquaient l’adresse de la pompe à essence. Les deux endroits qui revenaient le plus souvent étaient ceux d’une station-service d’Orléans et une autre d’Antony, au sud de Paris. Toujours tard, sur Antony, et le dimanche. Sans aucun doute lié à la descente de Pradier au Styx.
Lucie remarqua une variation dans ses habitudes, à partir de 2009. Une succession de facturettes qui indiquaient une adresse le long de la D921. Toujours la même station-service, souvent le matin. Lucie entra les données sur Internet et remarqua que l’endroit se trouvait près d’une petite ville appelée Bailleau-le-Pin, à une centaine de kilomètres au nord-ouest d’Orléans, pas très loin de Chartres.
Elle revint sur les dates des factures, Pradier faisait un plein d’essence tous les trois ou quatre jours à cette période-là, ce qui était beaucoup. Puis la fréquence cessa, l’adresse de la station n’apparut plus que de temps en temps, jusqu’à ces jours-ci…
Lucie alla boire un café dans leur petite salle de pause, en pleine réflexion. Il y avait certainement quelque chose d’intéressant à déduire de ces facturettes, mais il faudrait sans doute se rendre sur place, interroger… Trop long, trop aléatoire. Lorsqu’elle revint, Robillard s’adressa à elle, l’air satisfait :
— Je viens juste d’avoir en ligne l’expert en informatique, fit-il. Il a des nouvelles intéressantes concernant l’ordinateur de Camille Pradier. Tu t’en charges, vu que je suis plongé dans cette histoire de trafic d’organes ?
Lucie acquiesça, fit immédiatement demi-tour et disparut au pas de course.
Les laboratoires de la police scientifique se situaient à même pas deux cents mètres du 36, quai de l’Horloge, de l’autre côté de l’île de la Cité.
En s’y rendant, Lucie croisa quelques touristes qui aimaient se photographier devant le Quai des Orfèvres, entre les voitures de police ou sur les marches du Palais de justice. Elle n’y prêta pas attention et rejoignit vite Guillaume Jasper, l’un des experts en informatique. Ce petit génie d’à peine trente ans était aussi à l’aise face à un ordinateur démonté qu’un légiste face à son cadavre. Il releva ses yeux de l’un de ses nombreux écrans lorsqu’il aperçut la lieutenant Henebelle. Il la salua, tira une chaise pour qu’elle s’assoie et tapota le dessus d’une unité centrale située à sa droite.
— C’est moi qui ai bossé sur le mail envoyé à Loiseau avec la photo de la tête coupée et qui ai donc établi que l’envoi avait été fait depuis le CHR d’Orléans. On dirait bien que cela vous a été utile, puisque vous avez récupéré cette bécane.
— Oui, fit Lucie. Ça a été un élément déterminant.
Читать дальше