Le lieutenant regarda sa montre.
— Le contact de Nicolas aux impôts est justement en train de chercher dans le foncier. Il doit me recontacter d’un instant à l’autre. Pourquoi ?
Lucie lui tendit l’imprimé avec la conversation. Levallois en prit connaissance. Il releva des yeux graves vers Lucie.
À ce moment, son téléphone sonna.
— C’est lui, dit-il dans un souffle.
Nicolas était immobile, assis à son bureau, la tête dans les mains, les yeux fermés.
Il n’arrivait plus à réfléchir et se sentait vraiment au bord du gouffre. Ses tempes pulsaient, lui donnant l’impression que son crâne allait exploser.
Heureusement, le cachet qu’il avait avalé fit rapidement son effet.
Le portable de Camille qu’il gardait dans sa poche vibra. Nicolas lut le SMS qui venait d’arriver.
Que se passe-t-il ? Pourquoi tu ne réponds plus à mes appels ? Je m’inquiète, Camille, dis-moi juste que tout va bien. Boris.
Nicolas n’eut pas la force de répondre. Il venait de faire quelques recherches sur les greffes cardiaques pour essayer de comprendre le message que ce docteur Calmette avait laissé sur le portable de Camille. Il en déduisit que la jeune gendarme souffrait peut-être d’un rejet chronique, la principale cause d’échec des transplantations cardiaques. Cette manifestation était considérée comme le risque majeur encouru, mettant directement en jeu la vie du patient.
Pour être clair, l’organisme de Camille ne voulait pas du nouveau cœur et le détruisait à grande vitesse. Et il n’y avait aucune parade contre cette violente réaction immunologique.
Hormis un nouveau cœur.
« Vous voyez bien qu’il faut toujours y croire ? Cette chance était inespérée, et pourtant… », avait dit le médecin. Ce cœur tout neuf était là, en attente, quelque part, battant sans doute encore dans la poitrine de son donneur décédé.
Le destin , songea le capitaine de police. Quelle curieuse coïncidence, encore une fois, que le bon donneur, d’un groupe compatible, soit justement mort pour offrir son organe au moment où, sans doute, Camille en avait le plus besoin.
Calmette avait raison, la jeune femme devait avoir une bonne étoile, quelqu’un qui veillait sur elle, qui la protégeait.
Elle ne peut pas être morte. Pas elle.
Nicolas eut un regain d’espoir, qui fut vite écrasé par la gravité de la situation.
Camille, disparue, entre les mains de malades.
Camille, sans ciclosporine.
Camille, en détresse cardiaque.
Tout redevint noir, autour de lui, et l’espoir s’envola. La vérité, c’était que le cœur allait partir ailleurs, ce soir, à minuit.
Pascal Robillard l’arracha à ses pensées. Il tenait des papiers.
— Ça va ? demanda-t-il.
— Je… (Nicolas se passa une main sur le visage.) Qu’est-ce qu’il y a ?
Robillard l’observa quelques secondes, sceptique, puis en vint à la raison de sa venue.
— Je n’ai pas eu le temps de creuser la question des trafics d’organes, mais j’ai rapidement eu une idée qui s’est confirmée. On a peut-être un moyen de choper rapidement les receveurs si le centre de biomédecine joue le jeu.
— Comment ? demanda mécaniquement le capitaine de police.
— Si des gens ont reçu un organe, c’est que, d’un seul coup, ils ne sont plus en demande. Il suffit de se rencarder sur les retraits inattendus de patients de la liste d’attente des greffes.
Nicolas avait du mal à réagir.
— Par… Par retrait inattendu, qu’est-ce que t’entends ?
— Je viens de me renseigner : autre que décès et amélioration de l’état de santé certifié par le médecin traitant. Autrement dit, des retraits sans réelle justification ou avec des raisons bancales, genre changement de pays par exemple. Le problème, m’a dit mon interlocuteur, c’est qu’il y a énormément de retraits, mais on a un indice supplémentaire : la date d’enlèvement des filles roms…
— Où tu veux en venir ?
— C’est pourtant clair. Tu te rappelles, le message sur la maison de la forêt d’Halatte, par exemple ? Suis venu, ai attendu. Livraison 02.03–07.08-09.11–04.19 urgente.
Cette fille — la victime aveugle — devait être « livrée » le 10 août 2010, d’après le carnet de Loiseau. Et s’il y avait eu un retrait de la liste d’attente des greffes autour de cette date ? Quelqu’un de greffé doit bien sortir de la liste à un moment donné, non ?
Nicolas répliqua avec un temps de retard.
— C’est une sacrée bonne piste. Pour peu que ces personnes qui se retirent soient des mecs avec de l’argent.
— Eux, leur femme ou leurs enfants. Celui qui se retire peut très bien avoir quatorze ans. Un père peut parfaitement récupérer un organe trafiqué pour sauver son fils ou sa fille. Bref, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît, mais on va croiser les doigts et espérer que ça fonctionne. Soit le centre de biomédecine nous donne accès à une liste de retraits et on se charge de la comparaison, soit ils le font eux-mêmes. On chope un receveur, et on remonte au chirurgien qui l’a opéré…
— T’as contacté le centre de biomédecine ?
— Ce sont des coriaces, ils vont nous chier dans les bottes.
— Je sais.
— La procédure, c’est que tu dois faire une requête au juge, qui en fera une par la suite au centre, comme on a fait lorsqu’on a voulu connaître l’identité de Camille Thibault. Ça doit être carré, argumenté pour que le secret médical puisse être cassé, et ça peut prendre deux, trois jours.
Nicolas serra les poings sur son bureau. Le message du docteur Calmette tournait en boucle dans sa tête.
— C’est bien trop long.
— Impossible d’aller plus vite, malheureusement.
— Il le faut, pourtant.
Un coup sur la porte, et celle-ci s’ouvrit brusquement.
C’était Lucie.
— On fonce, haleta-t-elle. On sait où Pradier retient Camille.
Le véhicule de Lucie, accompagnée de Nicolas, traçait la route, jouant du gyrophare dès que nécessaire, suivi par celui de Levallois et Robillard.
Ils avaient une petite centaine de kilomètres à parcourir avant d’arriver à une bâtisse située en pleine campagne, à quelques longueurs d’un bled paumé appelé Bailleau-le-Pin.
Une habitation pour laquelle, d’après le centre des impôts, Camille Pradier payait ses taxes depuis 2009.
— J’ai une mauvaise intuition, fit Nicolas. Tout ça est trop… rapide. Trop inespéré.
— Et moi une bonne. Je sens que Camille est encore là, à nous attendre, et qu’on a une chance de coincer Charon par la même occasion.
Leurs recherches sur Claudio Calderón n’avaient rien donné. Inconnu du centre des impôts, de la Sécurité sociale. Peut-être avait-il changé d’identité ou vivait-il dans un pays frontalier. Et difficile de demander une requête Interpol pour le moment, à la va-vite, puisqu’ils n’avaient strictement rien contre lui, hormis de vagues suppositions.
La densité de population et de véhicules chuta lorsqu’ils quittèrent l’autoroute A11 et s’engagèrent sur les routes de campagne, après avoir passé Bailleau-le-Pin. Des champs à l’infini, des maisons de pierre isolées les unes des autres, plantées dans leur solitude et à peine accessibles.
Plus loin, ils bifurquèrent et s’enfoncèrent dans un chemin de terre. Un panneau neuf indiquait « Propriété privée ». Après plusieurs centaines de mètres de route cahoteuse, ils aperçurent une habitation, au loin. C’était un de ces gros vaisseaux de pierre usés, qu’on pouvait acquérir pour une bouchée de pain mais qui demandaient énormément de travaux pour les rendre habitables.
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