— Explique, somma Nicolas.
— Je viens de discuter avec un spécialiste. Un commandant qui a bossé pour le groupement des opérations extérieures de la gendarmerie. Il a fait partie de ceux qui ont été chargés de l’enquête diligentée en Albanie afin d’identifier les victimes des crimes de guerre.
— Et ?
— Il y aurait eu, en Albanie et au Kosovo, un trafic d’organes international entre 1999 et 2000, impliquant une ferme située à Rripe, qu’on appelle la Maison jaune.
— Rripe… Là où s’est rendu Florès à la fin 2009.
— Exactement. Le trafic d’organes aurait commencé avec les enlèvements de civils serbes et albanais au Kosovo durant les bombardements de l’OTAN en 1999 et pendant les mois qui ont suivi. On les aurait transférés dans des centres clandestins de détention dans le nord de l’Albanie et on aurait prélevé leurs organes vitaux pour alimenter un réseau international. Des receveurs d’organes allemands, israéliens, canadiens et même polonais auraient payé jusqu’à cent mille euros pour la greffe d’un rein.
— Tu parles au conditionnel ?
— C’est un conditionnel dirons-nous… de prudence. A priori , le dossier est encore en cours et extrêmement complexe, il met en accusation rien moins que le ministre de la Santé du Kosovo, le Premier ministre, de très hauts fonctionnaires, des groupes militaires et divers chirurgiens. C’est à la justice de l’Union européenne de faire son travail.
Nicolas saisit la balle au bond :
— Des chirurgiens, tu dis ? Qui ?
— Je vais y venir, laisse-moi juste finir. La Maison jaune est une ferme sordide où auraient eu lieu une partie des prélèvements d’organes. Une maison qui a toujours été habitée par le même couple, des gens à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, et qui ont pourtant laissé ces horreurs se perpétrer entre leurs murs. Le commandant de gendarmerie que j’ai eu en ligne était sur place en 2004, missionné par l’ONU, quand les pulvérisations de Luminol ont montré la présence d’innombrables traces de sang près d’une table dans la pièce principale. Les militaires français n’étaient là qu’en observateurs, malheureusement, c’est un enquêteur albanais qui a rédigé le rapport. Le parquet du pays n’a donné aucune suite à cette visite. Les prélèvements matériels effectués sur place ont mystérieusement disparu. La Maison jaune a été repeinte en blanc, depuis, comme une façon de dire : « Allez tous vous faire foutre »…
Robillard laissa quelques secondes s’écouler, sondant ses collègues, avant de poursuivre :
— D’après divers rapports, il a été formellement établi que, en 1999, l’armée de libération du Kosovo, l’UCK, disposait d’au moins six centres de détention dans le nord de l’Albanie, où étaient emprisonnés des Serbes, surtout des civils originaires du Kosovo, mais aussi des Albanais considérés comme traîtres. La plupart de ces détenus n’ont jamais réapparu après leur libération. Dans plusieurs de ces centres, les prisonniers subissaient des examens médicaux, des prélèvements sanguins qui servaient à définir leur compatibilité HLA… Certains d’entre eux, surtout des jeunes Serbes, étaient soignés, bien nourris, puis finissaient dans la Maison jaune ou dans une autre maison à Fushë-Krujë, près de Tirana, où avait été installée une clinique sommaire pour le prélèvement. Les prisonniers étaient alors exécutés d’une balle en pleine tête avant d’être opérés pour qu’un ou plusieurs de leurs organes leur soient prélevés. Ces organes, en général des reins ou des cornées pour leur excellente qualité de conservation et leur forte demande sur le marché, étaient ensuite transportés jusqu’à l’aéroport d’où ils étaient expédiés, contre paiement, dans des cliniques à l’étranger.
Ses propos laissèrent les autres flics sans voix. C’était une machinerie monstrueuse qui semblait s’être mise en place dans ces pays de l’Est, à l’aube de l’an 2000, et qui se répétait en France aujourd’hui, de toute évidence.
— Les points communs avec notre affaire sont flagrants, souligna finalement Nicolas, et le schéma est similaire. Ces filles que Loiseau a soignées, bien nourries… Les prélèvements sanguins, les analyses HLA… Les sommes fournies à Dragomir, venant probablement de receveurs qui versaient beaucoup plus d’argent…
— On est dans le même schéma, oui, mais amélioré, fit remarquer Robillard. Petite échelle donc plus discret, filles inconnues au bataillon, et, au lieu de balancer les corps dans les charniers, on les fait simplement brûler dans un crématorium. Plus aucune trace… Bref, tout cela nous amène aux fameux chirurgiens impliqués dans le trafic en Albanie. La plupart d’entre eux étaient en rapport avec la clinique Medicus, une clinique privée basée à Pristina, qui a été fermée par les autorités en 2008 après de forts soupçons de transplantations illégales d’organes.
— Pristina… Florès est aussi allé là-bas.
— Exactement. Si les monstruosités de la Maison jaune et celles de Fushë-Krujë se sont terminées peu de temps après le conflit armé, les trafics d’organes, eux, se sont poursuivis sous une autre forme jusqu’en 2008. EULEX, la mission de l’union européenne de police et de justice qui a œuvré sur place après l’ONU, a découvert que cette clinique Medicus pratiquait des greffes de reins clandestines. On ne tue plus, on ne vole plus les organes, mais on fait venir de pauvres gens de Turquie ou d’ex-URSS, on leur donne un peu d’argent pour qu’ils cèdent un rein à de riches patients originaires des États-Unis, d’Europe occidentale, d’Israël ou de pays arabes, et on les renvoie chez eux, plutôt mal en point. Bref, le système est différent, mais la finalité est la même : ceux qui ont le pouvoir et l’argent sont des prédateurs et ils font tout pour survivre, au détriment d’autres vies…
Il lança des impressions depuis son ordinateur et alla chercher les feuilles, qu’il tendit à Nicolas.
— Voilà les divers chirurgiens suspectés d’être impliqués dans le trafic. Ils sont tous originaires des pays de l’Est, sauf deux. Lui, c’est Hassan Ertuğrul, un chirurgien turc qui pratiquait les transplantations en Turquie, avec les organes directement venus d’Albanie. Disons qu’il était… le greffeur.
Lucie et Jacques Levallois s’étaient rapprochés.
— Il est mort il y a deux ans d’un cancer, m’a expliqué le gendarme.
Robillard désigna une seconde feuille et pointa un homme aux traits hispaniques. Grand, puissant, avec un nez aquilin et de petits yeux noirs sous d’épais sourcils. La cinquantaine.
— Et le second étranger, c’est Claudio Calderón. Accrochez-vous. C’est un ophtalmologue argentin.
Tous furent sous le choc.
— Un Argentin… Ophtalmologue qui plus est…, fit Nicolas. Ça colle bien avec les énucléations et les monstruosités faites sur les yeux d’ El Bendito …
Bellanger acquiesça avec conviction.
— Trop âgé pour être Charon, mais bien possible qu’il soit notre quatrième homme. On ignore comment il est arrivé en Albanie, ainsi que les raisons profondes qui l’ont poussé là-bas. On l’appelait le docteur Vautour. À Medicus, il prélevait, entre autres, les cornées. Ce sont des tissus qui font l’objet d’une très forte demande sur les listes d’attente et qui présentent l’avantage de ne pas poser de problème de compatibilité, donc de rejet, contrairement aux reins. Mais Calderón avait des capacités de chirurgie générale, il était très doué. Assisté d’un ou deux spécialistes, il s’occupait en définitive de tous les organes. C’était lui le chirurgien soupçonné d’être le plus impliqué dans le trafic de la clinique Medicus.
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