Les pointes de santiag changèrent finalement de direction. Puis retentit le son de cloche libérateur.
Les robes finirent par se soulever, quelques secondes plus tard.
C’était le vendeur, qui le gratifia d’un simple : « This is OK … »
Sharko se releva avec difficulté et jeta un œil dans la rue. La Ford Mustang s’éloignait, toujours au ralenti, et bifurqua dans une rue perpendiculaire. Le flic remercia sincèrement le vendeur et lui tendit un autre billet.
Puis il sortit du magasin, boitilla dans l’ombre du trottoir, aux aguets.
Il regagna sa voiture en toute hâte et, le doigt tremblant, entra la destination d’Arequito dans le GPS.
Alban Couture vint ouvrir à Lucie et Nicolas, engoncé dans une blouse blanche tachée de fluide translucide, sans doute du formol. Il avait les yeux injectés de sang et en profita pour respirer un grand bol d’air.
— Vous avez pu mettre la main sur Camille Pradier ? demanda-t-il d’emblée.
— Il est mort suite à un accident de la route, répliqua Bellanger.
Couture se figea sous le choc de l’annonce. Il lui fallut de longues secondes avant qu’il recouvre ses esprits et son professionnalisme.
— Je… J’en ai découvert une autre en plus de celle d’hier, fit-il d’une voix grave. Encore une femme, elle reposait tout au fond de la cuve numéro 2. Tatouée à l’arrière du crâne, elle aussi. Et plutôt jeune. Je dirais une vingtaine d’années.
Lucie et Bellanger échangèrent un regard. Ils le suivirent en silence. Couture se tenait le front, encore ébranlé par le brusque décès de son collaborateur.
— J’ai regardé sur le fichier Excel disponible sur le réseau informatique du laboratoire, poursuivit-il. On a actuellement soixante-sept corps complets dans les cuves, et seuls soixante-cinq sont enregistrés. Deux corps sont donc entrés illégalement dans le laboratoire.
Il s’arrêta au milieu de la salle de dissection, entre toutes les tables alignées, et regarda ses deux accompagnateurs d’un air grave.
— Vous aviez raison. Camille se livrait à un bien sinistre trafic, et cela ne pouvait se faire que la nuit. Les deux corps féminins ont été… écorchés au dermatome à l’arrière des cuisses, du dos et des bras. Il prélevait leur peau. Ils ont aussi été violés. C’est post mortem, ça ne fait aucun doute.
Lucie serra les deux poings.
— Une saloperie de nécrophile, lâcha-t-elle.
— Plus que ça, ajouta Bellanger. Bien plus que ça.
— C’est pour cette raison qu’il a gardé certaines de ces filles au lieu de s’en débarrasser, ajouta Lucie. Des objets à fantasmes. Des trophées. Il ne pouvait s’empêcher de les posséder.
— Vous ne m’avez pas dit si vous aviez saisi précisément le sens des tatouages, fit le médecin.
— On pense que les lettres, B ou AB, sont des groupes sanguins. Pour le reste, on l’ignore encore.
— J’ai la quasi-certitude qu’il s’agit de typages HLA sérologiques.
Nicolas Bellanger fronça les sourcils.
— Vous pouvez être plus clair ?
— Venez. Vous allez vite comprendre.
Il les emmena dans la pièce juste en dessous, là où Pradier découpait d’ordinaire ses cadavres. Une masse blanchâtre reposait sur la table en acier : une femme, jeune, crâne rasé, positionnée de dos, avait été sortie de la cuve et remontée par l’ascenseur. Pelée presque intégralement.
Lucie et Bellanger se regardèrent. Le capitaine de police sortit son petit carnet et se rendit à la liste de tatouages qu’il avait notés. Ses sourcils se froncèrent.
— Elle n’y est pas.
Lucie n’y croyait pas. Elle lui prit le carnet des mains et chercha en vain. Couture tendit un petit papier à Bellanger.
— C’est le tatouage de l’autre cadavre, je l’ai noté.
Nouveau coup d’œil au carnet.
— Elle non plus… Il n’y en a pas d’autres ? Vous êtes certain ?
Alban Couture acquiesça.
— J’ai tout vérifié, cadavre après cadavre.
Après avoir enfilé une nouvelle paire de gants en latex, il retourna le corps. Le bassin était barré d’une grosse cicatrice verticale, recousu avec du fil chirurgical noir. Le visage était presque jaune. Les paupières boursouflées semblaient affaissées.
— Je l’ai remontée de la cuve numéro 2, précisa le médecin. Les deux corps présentaient exactement les mêmes caractéristiques : une grosse entaille dans l’abdomen, recousue grossièrement. Énucléés tous les deux. J’ai déjà ouvert l’autre cadavre. Mais je voulais que vous constatiez par vous-mêmes concernant ce corps-là. Je suis quasiment sûr qu’il présentera les mêmes caractéristiques. (Le médecin s’empara d’un scalpel.) Excusez-moi…
Les policiers se reculèrent.
Alban Couture fit sauter le fil chirurgical d’un coup de lame précis.
— Vous avez déjà tous assisté à des autopsies, je présume ?
Les flics acquiescèrent.
— Alors, vous allez vite comprendre ce qui cloche.
Alban Couture écarta les pans de chair jaunâtre, flasques.
Lucie écarquilla les yeux.
— On leur a prélevé les reins, le cœur, le foie, les poumons, affirma Couture. À toutes les deux. (Il souleva les paupières avec la mitre de son scalpel.) Plus d’yeux, comme je vous le disais.
Les deux policiers en restèrent bouche bée. Les grosses artères et veines principales étaient clampées avec de petites pinces et pendaient dans le vide. Ce corps avait été dévalisé. Juste de la matière première, une usine organique dans laquelle des monstres avaient puisé.
Ces pauvres filles avaient été kidnappées, violées, pillées, bafouées, même après leur mort.
Malgré l’horreur des révélations, Lucie essaya de garder son calme. Parce qu’il le fallait. Parce que la colère, la panique étaient les pires ennemies du flic et empêchaient de réfléchir.
Nicolas Bellanger craquait, il leur tourna le dos et frappa du poing contre la cloison.
— Vous pensez que Camille Pradier a pu faire une chose pareille ? demanda Lucie.
Couture haussa les épaules, les yeux fixés sur Bellanger qui allait et venait, comme un lion en cage.
— Seul, ça me semble compliqué, il n’a pas les compétences pour. Même si un rein n’est pas difficile à prélever, cela suppose une vraie pratique chirurgicale, des instruments adaptés, des supports de transport pour les organes.
Il sortit un petit tuyau de l’intérieur de la poitrine.
— En revanche, je pense qu’il a participé. Je l’ai déjà vu faire des sutures, Camille est gaucher, il travaille à l’envers. Cette suture-ci est irrégulière, elle a été faite juste pour éviter que le sang ne pisse, par un gaucher, aucun doute.
Il tourna autour du corps, pour se positionner face aux flics.
— Des canules abandonnées dans la poitrine, une ouverture du bassin grossière et violente alors qu’une petite incision suffit… Du travail rapide, plutôt bestial, je dirais. Mais efficace.
Lucie imaginait avec de plus en plus de précision la chaîne morbide qui accompagnait chaque victime, de leur enlèvement à leur immersion au fond des cuves avant, probablement, une crémation.
Elle prit une inspiration et lâcha la question qui la tourmentait :
— On est bien en train de parler de trafic d’organes ?
Couture remit le cadavre sur le ventre, tout en acquiesçant.
— La présence des tatouages sur les crânes semble le confirmer, oui.
Le trafic d’organes… Un terme qui laissa les flics sans voix. Un groupe organisé enlevait des personnes jeunes, en bonne santé, inconnues de l’administration, pour les dépouiller de leurs organes.
Puis les faisaient disparaître de la surface de la terre.
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