Lise Lambert ôta ses mitaines et les posa délicatement l’une sur l’autre, proche de l’ordinateur.
— Le journaliste m’a aussi demandé ça. Je vous répète ce que je lui ai dit : j’étais devant la télé, avec mon chien. Entre ce moment-là et celui où je me suis réveillée à l’hôpital, c’est le grand trou noir. Les médecins ont dit que l’amnésie était probablement conséquente à cet état de veille qui s’est installé durant l’immersion. La baisse drastique de la consommation d’oxygène aurait empêché les ultimes souvenirs de se fixer dans le cerveau. J’ai dû oublier les quelques heures précédant l’accident, tout simplement.
Elle regarda sa montre, faisant preuve désormais d’une légère impatience.
— 11 h 30… Je reprends à 12 h 15 aux caisses du magasin. J’ai tout juste le temps de déjeuner. Voilà, grosso modo , tout ce que je peux vous raconter. Et tout ce que je lui ai raconté, au journaliste.
Lucie n’avait pas envie d’arrêter là. Elle ne bougea pas d’un iota.
— Attendez. Vous étiez chez vous, devant la télé. Comment, à votre avis, vous êtes-vous retrouvée dans ce lac ?
— Il m’arrivait de me promener avec mon chien au bord du lac, même l’hiver et le soir. C’est peut-être ce qui s’est passé. J’ai sans doute glissé, je me suis alors cognée sans que ça laisse de marque. J’avais les cheveux longs à l’époque et…
— Votre chien a été retrouvé errant ?
Elle haussa les épaules.
— Il était devant la maison, en tout cas. Des gens sont entrés et sortis de chez moi après l’accident, cette nuit-là. Mes parents surtout, afin de récupérer des effets personnels pour mon séjour à l’hôpital.
— Et cet individu de la cabine téléphonique ? Vous vous êtes forcément posé des questions ? Avez-vous des souvenirs d’un inconnu ? Quelqu’un qui vous aurait abordée quelques jours auparavant ? Rien de remarquable que vous auriez à me signaler ? C’est très important.
Elle secoua la tête.
— Le journaliste, vous à présent… Qu’est-ce que vous avez à me demander ça ? Je vous ai dit : je ne me souviens pas.
Lucie tapotait nerveusement son carnet avec son stylo. Elle n’avait rien appris de fondamental, tout au plus une version améliorée du fait divers qu’elle avait lu. Elle joua l’une de ses dernières cartes :
— Il y en a eu d’autres, fit-elle.
— De quoi parlez-vous ?
— Des victimes. D’abord une autre femme, à Volonne, près de Digne-les-Bains dans les Hautes-Alpes, un an avant vous. Mêmes circonstances : la chute dans le lac gelé, l’appel anonyme au Samu, le retour miraculeux de l’au-delà. Aussi deux autres femmes, trentaine d’années, des brunes aux yeux noisette, retrouvées vraiment mortes cette fois, en 2001 et 2002. Enlevées à leur domicile, apparemment. Empoisonnées chez elles, puis déposées dans les eaux glaciales d’un lac, pas loin de leur habitation encore une fois.
L’employée de la jardinerie fixa Lucie de longues secondes, se mordant les lèvres.
— Vous le saviez, c’est ça ? fit Lucie.
La femme remonta la fermeture Éclair de son blouson dans un claquement sec.
— Venez avec moi au snack. Comme je l’ai fait pour ce journaliste, il faut que je vous raconte mes cauchemars.
Juste après la réunion, Sharko, planqué derrière son ordinateur, avait surfé sur le Net, tandis que Lucie était partie chez Lise Lambert et que chacun vaquait à ses tâches.
Au bout d’un moment, il nota une adresse sur un Post-it qu’il fourra dans sa poche, puis il imprima des formulaires issus du site sur lequel il naviguait. Il les roula discrètement dans la poche intérieure de sa veste. Quelques minutes plus tard, il passait par le secrétariat, où il récupéra une enveloppe à bulles, et se rendit aux laboratoires de la police scientifique sur le quai de l’Horloge, à une centaine de mètres du 36.
Il fit le tour des différents départements, afin de voir où les techniciens en étaient. Le service d’analyse graphologique avait confirmé que le papier trouvé dans la poche du gamin avait bien été écrit par Valérie Duprès. Les traces papillaires relevées chez Gamblin n’avaient, pour le moment, rien donné de probant (elles appartenaient à la victime), de même que les analyses toxicologiques résultant de l’autopsie. Quant à l’ADN, on était toujours en train d’explorer les vêtements de Gamblin, à la recherche de la moindre trace. Ce travail de fourmi prenait toujours du temps.
Finalement, Sharko se rendit dans la section « Documents et traces ». Il connaissait le technicien responsable, Yannick Hubert, le salua et lui présenta une pochette plastifiée qui contenait la feuille trouvée sur la glacière.
— Tu peux faire quelque chose à partir de ça ? Je ne sais pas, trouver le type de colle, ou le genre d’imprimante. Et, au fait, c’est personnel.
Le spécialiste acquiesça et promit d’y jeter un œil au plus vite.
Sharko sortit des laboratoires, donc, sans réelle nouvelle piste, mais avec un kit complet de prélèvement de salive et des gants en latex dans la poche. Il regagna sa voiture, mit le contact et démarra. Il regardait partout : dans son rétro, sur les scooters, il détaillait les passants. Le taré était peut-être là, parmi eux.
S’assurant que personne ne le suivait, il partit se garer au dernier niveau du parking souterrain à proximité du boulevard du Palais, bien à l’abri des caméras de surveillance. Il récupéra l’échantillon de sperme dans la glacière et s’enferma dans l’habitacle de son véhicule. Rapidement, il enfila les gants, ouvrit l’enveloppe stérile contenant deux écouvillons buccaux et plongea ces derniers dans le liquide séminal, de façon à bien les en imprégner. Puis il les enferma dans la première enveloppe spécialement adaptée, qu’il mit ensuite dans l’enveloppe à bulles.
D’ordinaire, la PJ travaillait avec le laboratoire d’État d’analyses de la police scientifique de Paris, ou parfois avec un laboratoire privé de Nantes, selon les affaires et l’engorgement des demandes. Sharko aurait pu trouver le moyen de faire partir son prélèvement de sperme avec ceux d’autres enquêtes, mais c’était bien trop risqué. Tout était verrouillé, il fallait des justificatifs chaque fois, sans oublier les problèmes de facturation. Non, il y avait plus simple et moins dangereux : passer par les laboratoires d’analyses génétiques qui foisonnaient sur Internet. Sharko avait choisi Benelbiotech, une société située en Belgique, juste à la frontière française. Il connaissait ce laboratoire de réputation. La société privée travaillait six jours sur sept et proposait un service qui fournissait un profil génétique en fonction d’un échantillon contenant suffisamment d’ADN — sperme, salive, squames de peau, poils ou cheveux avec bulbe. Anonymat garanti, réponse sous les vingt-quatre heures, par mail ou par courrier. Sharko n’aurait plus qu’à comparer le profil fourni avec le sien, enregistré dans le FNAEG.
Il glissa également, dans l’enveloppe à bulles, le formulaire imprimé qu’il avait rempli sur Internet, avec la référence (échantillon n° 2432-S), les données complètes de son inscription et son numéro de portable, où il serait informé, par SMS, de la disponibilité des résultats sur une adresse mail qu’il venait de créer. Il paierait les quatre cents euros via le Web dans l’après-midi.
L’enveloppe partit par Chronopost dans l’heure. Ne restait plus qu’à patienter. Le résultat devait lui parvenir le lundi suivant, dans la journée.
Bellanger lui tomba dessus au moment où il planquait l’adresse mail bidon — une succession de chiffres et de lettres immondes en @yahoo.com — dans un fichier de son ordinateur. Le chef de groupe n’était pas au mieux de sa forme.
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