Le moment tant attendu allait enfin arriver. L’heure de la vengeance.
Il y eut un cliquettement. La poignée du garage tourna, la porte se souleva et la lumière des phares lécha le sol comme une grosse lame étincelante.
Des jambes, un torse, puis le visage de Marc Jouvier.
Ses yeux se creusaient tout juste de surprise que Sharko se jeta sur lui et le propulsa contre l’un des murs intérieurs. Il y eut un craquement d’os, avant que le flic prenne l’autre par les cheveux et lui écrase le côté droit du visage sur l’échiquier, faisant voler toutes les pièces. Jouvier poussa un gémissement. Il était frêle et valdinguait comme un pantin, incapable de se défendre. Dans ce combat inégal, les coups pleuvaient : dans les côtes, les tempes, le bassin. Sharko se lâchait, cognait comme un dur, sans freins, jusqu’à entendre des os craquer. Il finit par écraser son pistolet au milieu de son front.
— Tu vas pourrir en enfer.
L’autre saignait de la bouche, souffrait de partout mais il fixait son adversaire sans ciller, les yeux aussi noirs et brillants que ceux d’un animal traqué.
— Fais-le… dit-il.
Franck respirait fort, la sueur lui coulait dans les sourcils, tandis que son doigt tremblait sur le petit morceau de métal qui ordonnerait le départ de la balle.
Un coup de feu, et tout serait fini.
Sharko baissa les paupières, des ronds noirs dansaient dans son champ de vision. Curieusement, il vit sa main caresser le ventre de Lucie. Ses doigts allaient et venaient, ils sentaient la chaleur du petit être qui finirait par voir le jour. Et cette chaleur irradia alors l’ensemble de son corps, comme s’il avait été frappé d’un coup d’épée dans le dos. Il perçut l’amour de Lucie, tout autour de lui. Puis celui de Suzanne et Éloïse, qui le regardaient, quelque part.
Alors, doucement, il baissa son arme et chuchota à l’oreille de Jouvier :
— L’enfer, pour toi, c’est tout sauf la mort.
Lucie était agenouillée devant le sapin de Noël. Elle plaçait avec une attention de petite fille les figurines de la crèche. L’âne, le bœuf, Marie et Joseph, autour de l’enfant Jésus. L’année précédente, elle avait été incapable de réaliser ces gestes simples. Ses filles avaient dansé et crié dans sa tête, et leur fête s’était terminée dans les pleurs.
Lucie se dit que le temps finissait toujours par guérir les blessures.
Depuis la cuisine arrivaient d’agréables odeurs de fruits de mer. Sharko avait revêtu sa toque de cuisinier et était en train de flamber des gambas dans la poêle. On était le 28 décembre, mais peu importait. Leur Noël à eux démarrait ce soir.
Lucie manipulait le petit Jésus entre ses doigts.
— Cette histoire de partie d’échecs intitulée l’Immortelle, c’est quand même curieux, dit-elle en rejoignant son compagnon. L’immortalité, c’est ce que nous sommes allés chercher au fin fond de la Russie. Et nos deux affaires se sont terminées en même temps, quasiment le jour de la naissance du Christ. Si j’avais l’esprit moins carré, j’y verrais une forme de signe un peu, comment dire… métaphysique ?
— Ça ne reste qu’une étrange coïncidence, répliqua Sharko. Et puis, rien n’est vraiment terminé côté russe, même si on a la plupart de nos réponses. Cette façon dont on s’est fait sortir me reste en travers de la gorge. Toutes ces pommes vérolées. Toute cette folie.
— Des folies tellement différentes, mais tout autant dévastatrices. Sans oublier Philippe Agonla. Une troisième forme de folie. J’ai de plus en plus l’impression que les fous peuplent notre planète.
Lucie posa la figurine au milieu de la table et l’observa longuement. Elle sentit les larmes monter.
— Je n’arrive pas à imaginer ce qui serait arrivé si… si tu avais tiré sur Jouvier.
— Je ne l’ai pas fait.
— Mais tu étais parti pour le faire. Tu étais prêt à tout casser.
Franck posa ses instruments de cuisine et la considéra des pieds à la tête. Il ne voulait plus parler de tout ça ce soir. Laisser de côté toutes les notes découvertes dans les cahiers. Juste oublier, quelques heures.
— Cette robe est magnifique. Tu devrais en mettre plus souvent.
Lucie ne répondit pas tout de suite. Elle pensait à Jouvier, enfermé au fond d’une cellule de garde-à-vue. Les interrogatoires n’avaient pas cessé, et l’urgentiste assassin avait commencé à lâcher du lest, confirmant ni plus ni moins ce que Sharko avait déduit dans le garage. Lui et l’Ange rouge avaient fait une partie de leurs études ensemble, devenant de grands amis. Puis chacun était parti de son côté, avant que le hasard d’une rencontre les réunisse à nouveau. Les deux hommes avaient alors eu une expérience amoureuse et malsaine, type dominant-dominé. L’escalade dans l’horreur avait suivi.
Finalement, Lucie décida de ne pas remettre le sujet sur la table. Pas ce soir.
— Les robes, tu sais bien que ce n’est pas trop mon truc.
— N’empêche…
— Tu n’es pas mal non plus, dans ton nouveau costume gris anthracite. Mais la prochaine fois, fais-moi plaisir : change de couleur. Le gris, c’est déprimant.
Sharko se rendit dans leur chambre et revint avec un petit paquet emballé.
— Ton cadeau.
Lucie manipula le paquet en souriant.
— C’est trop plat pour être un livre. Qu’est-ce que c’est ? Un cadre avec une photo dedans ?
— Ouvre, tu verras.
Lucie arracha rapidement le papier. Ses yeux s’écarquillèrent.
— La vache. Franck, tu as…
— Puisque le 36 t’a toujours fait rêver, qu’il représentait un peu ton rêve de jeune fille, je me suis dit que ça te ferait un bon souvenir pour plus tard. Bon, évidemment, ce n’est pas le genre de truc à exposer si des collègues viennent dans l’appartement.
Lucie explosa de rire. Elle tenait, entre ses mains, la plaque bleue portant l’adresse « 36, quai des Orfèvres ».
— Tu es déjà sur la sellette avec la raclée que tu as fichue à Jouvier, imagine que…
— Personne ne saura.
— Comment tu as fait pour la dérober ?
— Ah, ça.
Ils s’embrassèrent amoureusement.
Alors que Lucie regagnait le salon pour mettre une musique d’ambiance, un petit verre de vin blanc dans une main et la plaque du 36 dans l’autre, Sharko inspira un bon coup et ferma les yeux, essayant de ne plus penser qu’à l’avenir. Ses lèvres s’écartèrent, creusant un peu plus les rides de son visage, jusqu’à former un sourire.
Le sourire amer d’un homme fatigué et en colère, mais pourtant bien vivant.
Il ignorait encore de quoi serait fait leur futur, s’il réussirait un jour à s’arracher à ce métier qui lui avait tant apporté, mais pour la première fois depuis des années, il se sentait enfin en paix avec lui-même.
En paix, et presque heureux.
J’ai terminé les recherches sur Atomka en janvier 2011, et en ai débuté l’écriture dans la foulée. Avant d’entamer ma longue phase de documentation autour de l’atome en 2010, je ne connaissais de la catastrophe de Tchernobyl que les grandes étapes : l’explosion de l’un des réacteurs, le nuage radioactif qui avait déferlé sur toute l’Europe, les conséquences sur la santé. Au fil de mes investigations, ce qui n’était pour moi qu’un terrible accident s’est révélé être l’un des pires fléaux que l’humanité ait jamais connu. La radioactivité ne peut être détruite, et vingt-six années plus tard, elle continue à faire des ravages dans les régions ukrainiennes et biélorusses où, quelques jours après l’explosion, la pluie eut le malheur de tomber, précipitant ainsi les éléments radioactifs dans le sol. Le césium 137 poursuit son travail de destruction, multipliant les cancers, les malformations cardiaques, les retards mentaux. Cela durera encore des centaines, des milliers d’années et, si rien n’est fait, ces populations ne s’en remettront jamais.
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