Sharko avait de bons restes, ces serrures se crochetaient facilement et, après deux minutes, il put entrer sans causer de dégâts. Le pistolet braqué, il se rua dans toutes les pièces, ne décelant aucune présence. Il ouvrit les placards de la chambre. Rien ne semblait avoir été dérangé. Les jeans, les chemises, les tee-shirts étaient parfaitement alignés. Jouvier n’était pas parti loin d’ici. Peut-être ne tarderait-il pas à rentrer.
Le flic scruta les recoins de cet appartement qui n’avait rien de l’antre d’un monstre. Des gens devaient venir ici boire des verres, des collègues, des amis. Jouvier semblait célibataire, rien n’indiquait la présence d’une femme. Cette pourriture aimait le matériel high-tech, et le rock, d’après sa CD-thèque. Le commissaire refusa de partir bredouille. Il entreprit une fouille plus méticuleuse, prenant garde à déranger le moins possible.
Rien dans les tiroirs, rien sous le lit, rien de planqué au fond d’un meuble. Sharko bouillonnait, il y avait forcément des traces de la culpabilité de Jouvier, des preuves qu’il avait torturé et tué. Il s’intéressa finalement à la petite clé accrochée au fond d’un placard du couloir. Elle n’avait aucune marque, aucune référence, il s’agissait sans doute d’un double. Il la scruta attentivement entre ses doigts et eut soudain une intuition.
Il sortit en quatrième vitesse.
Deux minutes plus tard, il était dans le parking souterrain avec la certitude que Jouvier devait avoir un grand garage clos, capable d’abriter au moins deux barques et un porte-bateaux. Très vite, il remarqua, au niveau -2, un ensemble de larges portes beiges en métal. Il essaya la clé dans chaque serrure, et ce fut sur la troisième d’entre elles que la magie opéra : il y eut un déclic.
Sharko souleva la porte du double garage. Un petit interrupteur permettait d’allumer une ampoule suspendue à un câble électrique. Lorsque Sharko alluma, il découvrit, en premier lieu, posé sur le sol bétonné, un grand jeu d’échecs en bois. Les pièces étaient placées comme dans la position finale de l’Immortelle.
Mains gantées, Sharko rabaissa la porte et s’enferma. Les ombres descendirent, le silence fut complet. Ainsi, c’était entre ces quatre murs gris et froids que Jouvier venait déplacer ses pièces. Et qu’il assemblait les engrenages de son ignoble scénario.
Le flic imagina le tueur assis là, devant les soixante-quatre cases, à déplacer son armée blanche.
Doucement, il longea le porte-bateaux et se dirigea vers le fond du garage, où reposait une bâche qu’il souleva. Dessous, de la ferraille, des rivets, quelques outils, des plaques d’immatriculation cabossées. Sharko fouina jusqu’à découvrir, sous des cagettes, un carton en assez bon état. Il l’ouvrit délicatement.
Il contenait de vieux cahiers d’écolier. Sharko les sortit et retourna sous l’ampoule. À l’intérieur du premier d’entre eux se trouvait un patchwork de photos, de notes manuscrites et d’articles de journaux collés de travers. Le commissaire s’assit contre un mur et tourna les pages les unes après les autres.
Les premiers articles dataient de 1986. Tous traitaient du même fait divers : à Lyon, une voiture de police de la brigade anti-criminalité avait accidentellement percuté un piéton en grillant un feu rouge, alors qu’elle était en route pour une intervention. Le chauffeur s’en était sorti sans une égratignure ni poursuites graves, ce qui n’avait pas été le cas de l’homme à pied, qui était décédé après neuf jours de coma.
La victime s’appelait Pierre Jouvier, le père du petit Marc qui n’avait alors que sept ans. Sharko imagina parfaitement le traumatisme du gamin. Une blessure qui, à l’évidence, ne s’était jamais résorbée.
Le commissaire poursuivit sa quête. Sur un autre article, le visage du flic responsable de l’accident avait été découpé au cutter, avec grande attention, pour être collé sur la page en vis-à-vis, aux côtés d’un autre visage qui avait été photographié : il s’agissait d’une jeune femme d’une vingtaine d’années, qui devait être la fille du flic, vu la ressemblance. Sharko fronça les sourcils : il connaissait ces traits féminins, il avait déjà vu cette physionomie, mais où ?
Il ferma les yeux et réfléchit. Le souvenir remonta alors du fond de sa mémoire et fit gonfler une boule dans sa gorge. Il s’agissait de la victime retrouvée dans une barque en 2004, dépecée aux côtés de son mari et avec une pièce dans la bouche. Les deux malheureuses proies du disciple de l’Ange rouge… Vingt-six ans après l’accident ayant entraîné la mort de son père, Jouvier avait exercé sa vengeance en s’attaquant à la fille du responsable. Le petit garçon de sept ans était devenu le pire des criminels. Et aucun élément de l’enquête, aucun fichier n’avait permis de faire le rapprochement.
Sharko tourna encore les pages. Des phrases écrites en une écriture fine, nerveuse, exprimaient la haine que ressentait Jouvier à l’égard des flics. Feuille après feuille, l’homme voulait les voir tous périr en enfer. Il insultait, menaçait, délirait même parfois. Entre ces murs anonymes, Jouvier devenait un autre homme que l’urgentiste dévoué. Il tombait le masque.
Apparurent plus loin des photos de joie, alors que le cœur du flic se rétractait : sur le papier glacé se tenaient Jouvier et l’Ange rouge, côte à côte, tout sourire, levant un verre en direction de l’objectif. Sharko arracha la photo de son support et la retourna. Il était inscrit « Grandes retrouvailles à la ferme, 2002 ». 2002… L’année où l’Ange rouge détenait Suzanne et où il était en pleine activité meurtrière.
Les deux hommes avaient à peu près le même âge, et Jouvier parlait de retrouvailles. Peut-être avaient-ils fait l’école ensemble ? Leurs parents avaient-ils été voisins ? Ou alors, Jouvier et le tueur en série s’étaient-ils simplement rencontrés au hasard de la vie, des années plus tôt ? Peu importait, finalement. La connexion entre deux esprits perturbés et haineux avait eu lieu. Satan et son disciple venaient de former leur duo.
Sur le cahier, les photos se succédaient, sans notes cette fois. La relation entre les deux hommes allait peut-être au-delà de la simple amitié.
Plus loin, Sharko trouva l’élément déclencheur de tant de haine et d’acharnement sur sa personne. Non seulement il était flic, mais il était le flic qui avait tué l’Ange rouge. Des dizaines d’articles sur la mort du tueur en série occupaient les pages, et c’était désormais la tête du commissaire qui avait été découpée et placée au milieu d’une grande page blanche. Cerclée de feutre noir, jusqu’à ce que la pointe transperce la feuille.
Sharko se pinça les lèvres. Un autre cahier criblé de photos relativement récentes de lui, de Gloria, de Frédéric Hurault, le meurtrier de ses filles jumelles, retranscrivait, jour après jour, le cheminement du plan du tueur. Ça durait depuis presque deux ans. Jouvier avait observé, relevé les habitudes de ses victimes et les avaient notées sur ce papier. Il y avait des ratures, des diagrammes, des flèches partout, avec des phrases en diagonales, écrites en différentes tailles et couleurs. Le cheminement complet d’un esprit torturé.
Sharko s’apprêtait à prendre un autre cahier quand il entendit soudain des crissements de pneus. Il se leva d’un bond et plaqua sa main sur l’interrupteur.
Noir complet.
Les crissements s’effacèrent, laissant place aux ronflements grandissants d’un moteur. Un véhicule approchait. Après quelques secondes, une lueur jaunâtre se glissa sous la porte et vint lécher les pieds de Sharko. Le flic retint son souffle. La voiture venait de s’arrêter, juste de l’autre côté, laissant le moteur tourner. Plus aucun doute, c’était lui, c’était Marc Jouvier. Le commissaire avait ôté un gant avec les dents, de façon à mieux sentir la queue de détente de son arme.
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