— 28 °C, 80 % d’humidité.
— Ça vous dit quoi ?
— On a visiblement affaire à des puces qui ont besoin de chaleur et d’air saturé d’humidité. Des puces qui vivent peut-être dans des régions tropicales.
Sébastien Sadouine ouvrit prudemment le congélateur, ayant en tête que les bactéries mortelles pouvaient être partout, par centaines : sur les poignées, les appareils, les tables. Si tel était le cas, elles s’accrochaient à ses gants, et il les dispersait lui-même sur tout ce qu’il effleurait… Il jeta un œil à son contenu sans y toucher, puis se dirigea vers la pièce du fond. Il rechaussa correctement ses petites lunettes rondes avec la main qui n’avait touché à rien en apercevant la quantité phénoménale de puces qui bondissaient ou s’accrochaient aux peaux animales par-dessous.
Nicolas sentit ses poils se hérisser. Le policier avait du mal à réaliser ce qui était en train de se produire, à rendre concret le mot « peste » qui, pour lui, n’était qu’une maladie du Moyen Âge.
— Il y a des milliers de puces, fit Sadouine. C’est effroyable.
Le scientifique se tourna vers ses deux interlocuteurs.
— Ça a l’air sérieux. Très sérieux.
Il parcourut des yeux les différents vivariums, vit les emballages de seringues, les tubes à essais. Dans un sac à déchets biologiques, des seringues usagées. Il observa avec attention le système de nourrissage des insectes, la façon dont le laboratoire était organisé.
— Je n’ai jamais vu une chose pareille. On dirait bien que tout est fait pour assurer une reproduction continue et optimale, afin de faire croître sans cesse le nombre de puces.
Jacob shootait sous tous les angles.
— Comment tout ceci fonctionne ? demanda Nicolas.
— C’est complexe à mettre en place, parce que la peste tue tout ce qu’elle rencontre, les rongeurs comme les puces. La stratégie de la bactérie est remarquable. En se dupliquant, elle sature l’estomac de la puce. On parle alors de puce bloquée. De ce fait, une puce bloquée ne digère pas et est affamée en permanence. Elle se met ensuite à piquer tout ce qu’elle peut pour se nourrir, contaminant des rongeurs sains. Ces rongeurs sains tombent malades, meurent plus vite que les puces, en quelques jours. Les corps refroidissent et, comme les puces n’aiment que le sang chaud, elles changent d’hôte.
— Et par conséquent, elles contaminent d’autres individus.
— … Avant de mourir de faim elles-mêmes. Elles meurent, mais l’essentiel est qu’elles ont fait leur travail, elles ont assuré la survie et la propagation de la bactérie. C’est de cette façon que la peste se véhicule d’individu à individu. Une véritable tueuse à l’armement biologique capable de détruire n’importe quel système immunitaire. Y compris le nôtre.
Les trois hommes commençaient à suer sous leurs combinaisons. Sébastien Sadouine ôta ses lunettes embuées.
— À mon avis, voici comment se déroule cet élevage : on récolte avec une seringue le sang contaminé des rats malades, on le fait goutter dans le nourrisseur. Un nourrisseur de ce type permet d’avoir un contrôle très précis sur les puces, de les comptabiliser et d’éviter surtout qu’elles s’échappent ou se perdent dans les poils d’un animal vivant ou même mort. Car imaginez seulement que l’une d’elles sorte de ces vivariums…
Nicolas imaginait aisément, oui. Il en suffisait d’une seule pour déclencher une catastrophe sanitaire internationale.
— … En prenant leur repas, les puces saines deviennent alors contaminées. Le bacille les affame. Quelques jours plus tard, on les change de nourrisseur, on leur fait piquer la peau avec du sang sain récolté sur les individus sains. Ce sang se contamine lui-même, on le réinjecte aux rats sains, qui développent ainsi la maladie et permettent à la bactérie de se multiplier tranquillement dans leur organisme. Et on recommence le cycle…
Nicolas se frotta le front avec la manche de sa combinaison.
— C’est compliqué.
— C’est très simple, au contraire. Pas besoin de microscope, de solutions de croissance ni de matériel perfectionné. Juste quelques tubes, des rats sains en permanence, des puces… Mais il va sans dire que celui qui a créé ce laboratoire clandestin est un expert. Un scientifique qui s’y connaît, qui sait manipuler sans trembler, qui connaît les cycles de reproduction des puces et toute la mécanique de développement de la bactérie. Il faut être très organisé et rigoureux pour éviter de disperser la bactérie qu’on ne traite normalement que dans des laboratoires ultra-sécurisés.
Nicolas pensait à l’Homme-oiseau, au « médecin bec », le meurtrier de Camille. Une bête sanguinaire, impulsive, peut-être un des hommes qui travaillaient dans les égouts. Le policier le voyait mal avoir créé ce laboratoire. Hervé Crémieux, lui, était un brillant médecin du travail, d’après Amandine, spécialiste des maladies en rapport avec les eaux usées. Il devait s’y connaître en microbes, mais aurait-il eu la capacité de monter un tel laboratoire ? Était-ce alors l’Homme en noir qui avait tout mis en place ? Était-ce ici qu’il s’était livré à ses projets les plus diaboliques ? Où il avait tout organisé avec ses deux sbires et commencé à développer son élevage maudit, pour le mettre ensuite entre les mains de Crémieux et de l’Homme-oiseau ?
Nicolas observa les vivariums.
— Où pratique-t-on ce genre d’élevage de puces pour étudier la bactérie ?
— Si on parle bien de la peste, il n’y a que quelques endroits au monde où on l’étudie encore de cette façon, en live pour ainsi dire. Évidemment, cela se fait à moindre échelle — il y a beaucoup moins de puces — et dans des conditions de sécurité bien plus élevées : à l’Institut Pasteur de Lille et à Fort Detrick dans le Maryland… On soupçonne également que quelques pays ont aussi utilisé ces techniques par le passé. Japon, Russie, etc., mais cela remonte à loin.
— Quel est le but de ce laboratoire ? Répandre la peste ?
Sébastien Sadouine acquiesça, l’air grave.
— Ça m’étonnerait fort que ce soit juste dans un but de recherche.
— Et comment ? Comment on répand cette bactérie ?
Sadouine réfléchit.
— Si je devais faire un maximum de victimes en un minimum de temps, j’élèverais un maximum de puces saines, je les contaminerais toutes en même temps en les laissant se nourrir de sang infecté, j’attendrais les quatre jours nécessaires pour qu’elles deviennent le plus contagieuses et je les disperserais dans un lieu à très forte densité : gare, aéroport, centre commercial. Affamées, elles piqueraient tout animal à sang chaud qui se présenterait à elles, avant de mourir au bout de quarante-huit heures. Une semaine plus tard, des gens dans toute la France, voire dans le monde, déclareraient la maladie.
Nicolas avait encore de nombreuses questions, mais il n’en pouvait plus. Tout se mélangeait dans sa tête, c’était trop horrible, trop meurtrier, trop inhumain. Il eut un coup de mou en pensant soudain à Camille, il tituba. Jacob le soutint.
— On va sortir, on décontamine. On fait notre travail ici, on va prélever, analyser les puces à Pasteur et à Saint-Louis… Il faut faire vite.
Une fois à l’extérieur du laboratoire, Sébastien Sadouine s’adressa au collègue qui se tenait à côté de deux gros sacs fermés.
— On balance l’insecticide pour les puces et le CO 2avec la dose d’isoflurane pour les rats. Mettez le paquet, gazez-moi tout ça. Je ne veux plus un seul être vivant là-dedans dans la demi-heure.
— Amandine dit que lorsqu’elle est descendue, le cadenas sur la porte était resté ouvert, fit Nicolas. Elle a également vu l’un des individus avec un sac de sport. Vous… pensez qu’ils ont pu sortir des puces du laboratoire ?
Читать дальше