— Vous avez compris qu’avec le Darknet ceux qui enfreignent la loi nous échappent. Notre seul moyen de les appréhender est de nous infiltrer parmi eux. C’est ainsi que l’on remonte les réseaux de pédophilie, par exemple. Tout est basé sur la confiance, mais ça demande du temps… Parfois plusieurs semaines, des mois pour toucher du bout des doigts un réseau pirate, atteindre ceux qui se cachent derrière leurs écrans. Et quand on en attrape un, cent autres sont apparus entre-temps. C’est une lutte sans fin, une vraie hémorragie qui touche de plus en plus de citoyens honorables.
Sharko s’impatientait.
— Et donc, pour notre CrackJack ? Vous avez des choses à nous apprendre ?
Guillaume Tomeo dirigea sa souris vers une ligne du Hidden Wiki : « Rent a Hacker ». Il cliqua. Une liste avec des centaines de pseudonymes s’afficha.
— Voici un listing des hackers que vous pouvez louer. Il y en a des centaines qui proposent leurs services contre rémunération.
Sharko mit une main sur son front.
— C’est comme au supermarché. Bon Dieu !
L’informaticien fit défiler l’interminable liste avec sa souris, jusqu’à ce que le pseudonyme de CrackJack apparaisse.
— Le voilà. On clique dessus… On arrive sur sa page, on trouve ses conditions : ses prix, ses compétences, jusqu’où il est capable d’aller. Pour se mettre en relation avec lui, on crée un compte et on lui envoie une demande par le service mail du Darknet. Tout est crypté, intraçable, on n’a aucun moyen de remonter à son ordinateur. Ni à celui qui loue les services.
Sharko s’était penché vers l’écran, les deux mains posées à plat sur le bureau. CrackJack était juste là, face à eux, mais inaccessible. Il proposait ouvertement — mais à deux cents mètres de profondeur — ses services pour nuire. Parmi ceux-ci, « détruire la vie de quelqu’un », ou encore « briser le système informatique d’une entreprise ».
— Quelqu’un aurait loué ses services pour créer puis répandre le virus informatique ?
Sur la page de CrackJack, Tomeo cliqua sur une icône qui représentait une coupe : ses trophées. Une page avec une dizaine de lignes apparut.
— Ça ne laisse aucun doute… CrackJack n’est pas juste un « hacker », les hackers ayant tout de même un semblant d’éthique. C’est un « Cracker », un véritable criminel informatique qui n’est que dans une logique de destruction et de gain financier. Dire que ce type est une ordure de la pire espèce, sans aucun état d’âme, est un euphémisme. S’il fallait « humaniser » ses actes, on pourrait presque les comparer à ceux d’un tueur en série. CrackJack est un tueur en série de données informatiques, un destructeur de vies humaines, via le réseau. Et s’il signe ses virus ou ses actes, c’est parce qu’il en est fier. La plupart des pirates informatiques ont besoin de reconnaissance.
Sur sa page, CrackJack faisait état de ses attaques. Des serveurs piratés, des bases de données rendues publiques pour couler de petites entreprises. Il avait également fabriqué un cheval de Troie, six mois auparavant, afin de récupérer des informations personnelles de particuliers : numéros de comptes en banque, etc. Ce type avait dû ruiner des centaines de personnes, anéantir des vies…
La dernière ligne indiquait « Attaque du serveur de la police judiciaire ».
Ce salopard s’en vantait, et ça mettait Sharko hors de lui.
— Ça prend longtemps à mettre au point, un virus ?
— Plusieurs semaines, voire des mois.
— Comment on retrouve cette pourriture ?
— C’est ça, le problème. On ne le retrouve pas. Je vous l’ai dit, tout est anonyme. Le seul moyen de le coincer, c’est de le voir physiquement, à un rendez-vous par exemple… Mais… ce genre de type ne sortira jamais de sa tanière. Ils sont malins.
Sharko se redressa.
— C’est tout ?
— C’est tout. Pas de tour de magie, désolé.
— Bon… Merci quand même. Et si vous avez du neuf…
Les deux policiers le remercièrent et sortirent du bâtiment. L’air frais du dehors leur fit du bien. Sharko lorgna la Seine, son flux tranquille, réfléchit quelques instants et revint vers Lucie.
— On est impuissants. On ne peut que constater les dégâts. Nos collègues qui tombent malades, les virus qui se répandent. Et personne à traquer, pas d’empreintes à relever ni de témoins à interroger. Juste des fantômes, des types derrière des écrans. Merde, c’est moi qui suis trop vieux ? On sert à quoi, là, avec nos flingues ?
Lucie sentit à quel point Franck était aigri. Tout ça — Internet, les virus invisibles —, ça n’était pas pour lui. Il avait besoin de sentir, de battre le pavé, de s’enfoncer dans l’obscurité à la poursuite d’êtres de chair et de sang.
— Ils sont juste très organisés, plus encore que dans toutes nos enquêtes précédentes. Ils naviguent dans les profondeurs, comme des rats. Ils sont tapis dans l’ombre, très patients. Mais… même au fond, il faut un peu de lumière pour s’orienter. Cette petite lumière, c’est leur faille. À nous de la trouver.
— Justement, en parlant de lumière, j’ai quand même besoin d’y voir clair dans cette histoire. Donc, si on résume : CrackJack se fait contacter sur le Darknet pour fabriquer un virus informatique, c’est bien ça ?
— Oui. Et c’est probablement l’Homme en noir qui se met en relation avec lui.
— Ce virus, il le répand dans nos systèmes informatiques, et un message nous avertissant d’un « Déluge » apparaît.
— Le Déluge arrivera d’abord par le ciel, puis l’Apocalypse sortira des entrailles de la terre…
— Quand nos ordinateurs ont-ils été « contaminés » ? demanda Franck.
— Lundi.
— C’est à peu près en concordance avec la dispersion du virus de la grippe, le mercredi précédent. Les premiers cas se déclarent, pendant que le virus informatique nous explose à la figure.
— Exactement. CrackJack et l’Homme en noir sont en relation, ils communiquent, s’organisent pour que ces deux opérations concordent. Ils sont proches…
— Proches et loin en même temps. Comme disait Tomeo, ils ne se sont peut-être jamais vus.
— Ou peut-être pas.
— Bref, on n’a aucun moyen de le savoir. Et ça m’énerve.
Sur ces réflexions, le téléphone de Franck sonna. Il décrocha.
— Sharko…
— Ouais, c’est Chapnel. J’ai fait le tour des bureaux concernant ta requête sur la disparition de SDF. On a eu une plainte, il y a trois semaines.
Sharko tendit l’oreille. Enfin un peu de concret.
— Je t’écoute.
— Un drôle d’appel depuis les bureaux de la Brigade fluviale. Un clodo, qui prétendait que deux de ses voisins avaient disparu. On a quand même enregistré la plainte, le collègue a fait un aller-retour pour constater, sans plus. Le type était défoncé, il délirait pas mal. À ce qu’il racontait, ses deux voisins auraient été emportés par un mec en costume noir avec des griffes en métal gigantesques. Bien sûr, personne n’a pris le truc au sérieux et…
— Ça m’intéresse.
Séverine Carayol ne répondait ni aux appels ni aux SMS qu’Amandine lui envoyait depuis une bonne heure.
Dans le métro, Amandine avait ressassé l’épisode du portique au Palais de justice. D’infimes gouttes de salive sur son visage… ça avait duré dix secondes, mais c’étaient peut-être dix de trop. Les grippés du Palais étaient forcément passés par ces portiques, eux aussi. Ils avaient peut-être parlé au gendarme en faction et l’avaient contaminé.
Et si elle le portait désormais en elle, ce virus ? Et s’il était en train, en ce moment même, de se multiplier dans son organisme, de s’accrocher à ses cellules pour tenter de les détruire ? La jeune femme sortit un cachet antiviral et l’avala. Mieux valait dépasser la dose conseillée que d’attraper cette monstruosité et la rapporter au loft.
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