— Un type qui vit dans un lieu isolé. Ou qui a une cave, un jardin à l’abri des regards.
Sharko pensait à l’endroit où l’assassin avait jeté le sac, à sa connaissance des lieux. Meudon, sa forêt. Il avait dû faire des repérages.
— Peut-être. Mais à la cave, c’est difficile, à cause des odeurs puissantes et des émanations nocives. Le voisinage aurait pu être alerté. À moins, vraiment, qu’il ne vive isolé. En tout cas, des prélèvements de chair sont partis à la toxico pour analyse. Des tests ADN pour identification devraient arriver.
Paul Chénaix reposa le cubitus.
— Votre gars ne fait pas dans la dentelle, en tout cas. L’acide, les mutilations sur l’autre victime et son chien. Manipuler les chairs ne lui fait pas peur.
— Pas d’impacts de balles ?
— On n’en a relevé aucun. Impossible de savoir comment ils ont été tués ni quand. C’est la grande inconnue. Enfin, ça reste tout de même récent, je dirais deux ou trois semaines maximum. Par contre, l’un des tibias présente des traces de fracture pas soignée.
Chénaix pointa du doigt les mâchoires.
— Les quatre sujets avaient des dents en très mauvais état. Certaines se sont même déchaussées dans le sac. Je vais demander des recherches d’empreintes dentaires, mais j’ai un gros doute sur le fait que ces types soient un jour allés chez le dentiste. Et regarde ici, c’est très intéressant.
Il désigna une partie du crâne, là où s’accrochaient encore un peu de chair foncée et des cheveux.
— On voit des zones inflammatoires sur les faces postérieures qui indiquent un grattage chronique, en général en rapport avec la présence de poux dans la chevelure. On trouve ça surtout dans les milieux sociaux défavorisés. Tu peux essayer de chercher du côté des SDF. J’en ai déjà eu à autopsier, il y a ce genre de points communs.
Franck marqua sa satisfaction.
— Bonne idée. Je vais contacter la BRDP [13] Brigade de répression de la délinquance contre la personne.
, on ne sait jamais. Bien joué, Paul.
— Tu féliciteras surtout l’anthropo.
— Fais-le pour moi.
Ils bavardèrent encore un peu, puis Sharko le remercia et quitta le parking de l’IML sous un ciel uniformément gris. Ça commençait à peser sur le moral, cette chape de plomb permanente qui écrasait la capitale, cette humidité qui glaçait les chairs, imprégnait les vêtements.
Le flic traversa le pont Charles-de-Gaulle, passa devant la gare d’Austerlitz et se dirigea vers le 5 e arrondissement. En route, il appela Jules Chapnel, un collègue du groupe Disparitions de la BRDP basée rue du Château-des-Rentiers, et lui expliqua le topo : quatre hommes disparus de milieux défavorisés, ces dernières semaines. Chapnel et son équipe ne comptabilisaient pas moins de trois mille disparitions inquiétantes annuelles, rien qu’à Paris. A priori , il n’avait pas eu vent d’affaires en cours concernant des SDF, mais peut-être ses collègues ? Chapnel promit de se renseigner, au cas où, et raccrocha.
Vingt minutes plus tard, Sharko se gara dans un parking souterrain à proximité du boulevard du Palais et remonta en direction du Quai des Orfèvres. Lorsqu’il entra par la porte principale du bâtiment, escalier C, des hommes qu’il n’avait jamais vus — du personnel de santé, vu leurs blouses, leurs gants et leurs masques — surgirent de l’ombre, lui demandèrent de regagner son service et de ne plus en sortir en attendant les instructions. Des têtes et des équipements à faire peur. Sharko songea à tous ces films sur les virus, et il en eut la chair de poule.
Lorsqu’il se renseigna, on lui répondit qu’il s’agissait d’un exercice.
Mais on ne trompait pas un flic comme lui.
Sharko comprit immédiatement qu’on lui mentait.
Franck Sharko et Lucie Henebelle patientaient dans leur bureau depuis plus de deux heures, sans nouvelles de ce qui se passait réellement. Camille les avait rejoints.
Pour le moment, tous trois pensaient aux scientifiques en tenue et aux médecins qui étaient embusqués à l’intérieur du bâtiment et qui filtraient les entrées et les sorties. Qui étaient ces gens avec des masques qui les empêchaient de faire leur boulot ? Pourquoi ne leur disaient-ils rien ? Tous les chefs de groupe et les responsables avaient été convoqués pour une réunion urgente, avec des gens haut placés du ministère de l’Intérieur et de la Santé.
— Vous pensez que tout ça a un rapport avec la grippe ? demanda Camille.
— J’en ai bien l’impression, répliqua Franck. On est que trois dans l’équipe, on devrait être cinq. Robillard et Levallois sont malades comme des chiens. C’est comme ça dans tous les services. Ça fait beaucoup d’un seul coup, c’est ça qui est bizarre. Comment tu te sens, Camille ?
— Ça va… Enfin, façon de parler. Je pense encore au message sur l’ordinateur de Nicolas, avec les trois cercles. Je croyais tout cela enterré.
Collée à la fenêtre, Lucie n’en menait pas large. Elle n’avait jamais vu Pascal Robillard malade de la sorte. Elle l’avait raccompagné, la veille, l’avait côtoyé de près. Il n’avait pas arrêté de tousser dans la voiture, et même s’il avait mis son écharpe devant sa bouche, avait-il pu la contaminer ?
Sharko regardait Lucie, inquiet. Il n’arrivait pas à s’ôter de la tête les paroles qu’avait prononcées Nicolas. Quand l’Homme en noir mettra le Grand Projet en route, vous n’aurez aucune chance. Cette histoire n’est pas terminée et vous n’auriez jamais dû mettre les pieds dedans.
Existait-il un rapport entre ces mots et ce qui se passait en ce moment même dans leurs couloirs ? Un appel téléphonique le tira de ses pensées. À l’autre bout de la ligne, c’était un technicien du laboratoire de police scientifique : on venait de lui envoyer par voie informatique les profils ADN des quatre squelettes.
Dans la foulée, Franck passa des coups de fil et envoya les demandes de requêtes au FNAEG : le Fichier national automatisé des empreintes génétiques. Cette petite distraction lui fit passer le temps, jusqu’à ce qu’il reçoive un autre appel en provenance du département Chimie. Le technicien qui était en ligne s’appelait Marc Langeolier.
— Ça concerne le casque avec sa lampe frontale que vous avez retrouvé dans l’étang. Pas de présence de cheveux, et on n’a pas pu relever d’ADN à cause du séjour dans l’eau. Par contre, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais le casque, à l’origine blanc, avait une teinte qui virait au jaune très clair, couleur qui s’effritait en grattant un peu. On a analysé cette substance, également présente sur la lampe, la sangle de maintien… C’est du H2S : du sulfure d’hydrogène.
Sharko nota le nom sur un coin de feuille.
— Le gaz à l’odeur d’œuf pourri, c’est bien ça ?
Il regarda Camille : elle écoutait avec discrétion.
— Exactement. On le trouve dans les cuves, les fosses, les puits, les égouts, les caniveaux. Bref, tout ce qui draine de la matière en décomposition.
— Notre homme aurait un métier en rapport avec ce que vous venez de citer ?
— Pour que ce gaz se retrouve en une telle concentration sur le casque, cela me paraît une option plus qu’envisageable. Et n’oublions pas la lampe frontale. Ça colle bien avec un environnement de type égouts, tunnels, sous-sol.
Sharko pensa aux quantités d’acide qui avaient permis de dissoudre les corps… Aux vapeurs puissantes qui avaient dû se dégager… Les acides devaient être parfois utilisés en dernier recours pour déboucher les canalisations. Leur homme avait un rapport avec le milieu industriel, la maintenance…
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