Comme souvent, les jumeaux dormaient déjà. Sharko avait l’impression de passer à côté d’instants précieux chaque fois qu’il manquait leurs sourires, leur nouvelle façon de dire « papa ». Sans bruit, il embrassa Jules et Adrien sur le front. Contact et chaleur des peaux, crin contre velours. Il réajusta leur couverture et sortit en laissant la porte ouverte : il voulait entendre leur moindre cri.
Lucie avait cuit un gros steak saignant avec des pâtes pour lui et sorti un reste de jambon et de la macédoine pour elle. Franck huma et s’installa à table. La cuisine était moderne, pratique, elle ouvrait sur la pièce principale. La télé fonctionnait en sourdine.
Évidemment, Lucie était aux aguets, et ils en vinrent très vite à discuter « enquête ». C’était le problème des couples de flics. On ramenait sa crasse dans le foyer et on l’étalait partout sans même s’en rendre compte. C’était comme dormir avec son flingue.
À contrecœur, Sharko expliqua ce qu’il venait d’apprendre de la bouche de Nicolas : le virus informatique, le message avec les trois cercles apparu sur l’ordinateur… Lucie en fut stupéfaite. Elle aussi avait été impliquée à l’époque, jonglant entre l’enquête, sa mère et ses fils qui n’avaient alors que deux mois.
— Comment le prend Nicolas ?
— Tu le prendrais comment à sa place ? Lui et Camille sont morts de peur. Il n’y a rien de pire que de se sentir menacé, sans savoir quoi faire.
— On est tous menacés, il n’est pas le seul.
— Oui, mais c’est lui qui a reçu la lettre, qui a arraché Camille de leurs griffes et qui a fichu en l’air leur organisation.
Sharko mâcha soudain sa viande en silence, d’un mouvement mécanique, les yeux dans le vague. Lucie ne le perturba pas. Il déconnectait, comme souvent, plongé dans ses propres ténèbres. Lui aussi savait ce qu’était la peur, il avait croisé son visage maintes et maintes fois. Au travail, dans son intimité. En vingt-cinq ans, il avait déjà enduré bien plus que n’importe quel flic.
Et pourtant, il était toujours là.
Il revint à lui quand il se rendit compte qu’il n’avait plus rien à mâcher.
— Je reviens de l’IML, j’ai eu pas mal d’informations de Chénaix concernant notre affaire.
Il sortit un feuillet de la poche de sa veste.
— D’abord, la victime et son chien. Ils ont tous les deux été tués avec une arme bien étrange. En analysant les perforations, Chénaix s’est rendu compte qu’il y avait un décalage vers le bas entre les points d’entrée sur la poitrine et de sortie dans le dos. L’instrument avait des espèces de pointes perforantes recourbées. Chénaix a griffonné ce qu’il imagine.
Lucie prit la feuille qu’il lui tendit et observa le croquis fait au crayon. Il représentait deux pointes courbes et très longues, parallèles, espacées de quelques centimètres.
— On dirait le genre de truc que Freddy Krueger a dans Les Griffes de la nuit . Je ne sais pas si tu as vu ce film.
— C’est ce à quoi j’ai pensé. Sauf qu’ici ce ne sont pas précisément des lames, mais des cylindres pointus et courbés. Oui, c’est ça, comme des griffes.
— Autrement dit, on a un assassin qui vient se débarrasser d’ossements au fond des bois, mais qui se balade avec ce genre de couteau sur lui… Et qui n’hésite pas à trucider tout ce qui se met en travers de son chemin.
Sharko reposa ses couverts dans son assiette vide. Il s’aperçut qu’il avait déjà fini ; il n’avait pas mangé, juste ingurgité, trop accaparé par ses pensées.
— Je pense qu’il était en colère, fit le flic. En rage qu’on le dérange dans son travail. Ah, tu as vu ce que je suis en train de faire ? Tu veux crier ? Je te garantis que tu vas trouver le silence…
— La terre sur les yeux, dans la gorge…
Sharko acquiesça.
— Je vais t’apprendre à te taire. Chénaix dit que la terre a été introduite dans la gorge après la mort. Le tueur n’a exprimé aucun remords, il a pris son temps pour transporter les corps et les éloigner du lieu du crime.
Lucie mangeait plus lentement, elle n’avait pas vraiment faim.
— Et les cadavres de l’étang ?
Sharko s’essuya les lèvres et balança sa serviette sur la table.
— Chénaix a fait venir un anthropologue à l’IML. Il était dessus et va y passer la nuit. Je vais faire un détour par là-bas demain matin, à la première heure.
Lucie essayait de faire le point dans sa tête. Déjà ça moulinait là-dedans, et la nuit promettait d’être houleuse : le sommeil venait toujours difficilement quand la flic faisait tourner des questions en boucle sous son crâne.
Sharko l’interrompit dans ses pensées.
— Il y avait aussi ces odeurs dans la forêt. La menthe… J’ai du mal à faire le lien.
— Ce n’est que le commencement, Franck. On ne peut pas aller plus vite que la musique.
— C’est pour ça que des gens meurent.
Lucie se leva et débarrassa la table. Puis elle vint enlacer Sharko par-derrière. Il avait le corps raide et noué, bien plus que d’habitude. Sa carcasse était coulée dans l’acier. Même les plus solides armures finissent par se fendre. Trop de tarés peuplaient cette planète. Leur combat n’avait plus beaucoup de sens, Sharko le savait.
Et pourtant, ils recommençaient, enquête après enquête.
Juste parce que c’était leur job.
Et qu’ils étaient faits pour ça.
Mardi 26 novembre 2013
Amandine se réveilla en sursaut, comme lorsqu’on sort d’un cauchemar.
Une connexion venait de s’établir dans sa tête.
Il était presque 7 heures du matin. Elle sauta du lit et vérifia ses messages sur son téléphone portable posé juste à côté. Il y avait un SMS de Johan datant d’une vingtaine de minutes : « Ça se complique. Essaie de trouver La Voix du Nord … »
Bille en tête, elle se précipita vers le salon où elle avait laissé son carnet. Elle retrouva les notes qu’elle avait prises concernant Jean-Paul Buisson. Elle relut chaque ligne puis fixa son regard sur le rendez-vous du retraité avec son fils greffier : ils avaient déjeuné au Palais de justice. Elle tourna quelques pages. Dans son interrogatoire, l’autre malade de Lariboisière, Théo Durieux, avait signalé être comptable au 36, quai des Orfèvres. Or, le 36 était le voisin immédiat du Palais de justice.
Elle jeta un œil sur Internet. D’après les quelques photos et les explications, les prévenus et le personnel pouvaient même passer de l’un à l’autre par de longs couloirs. Il y avait sans doute une piste à explorer de ce côté-là.
Amandine enfila un pantalon en similicuir gris, un sweat assorti, avala ses médicaments et donna un coup de fil à Jean-Paul Buisson. Le retraité grogna un peu qu’elle le réveille ainsi, à l’hôpital, mais Amandine avait besoin de quelques précisions. Tout d’abord, son fils greffier était-il grippé ? Malade ? Aux dernières nouvelles, qui dataient de la veille, Buisson lui répondit que non.
La jeune femme lui demanda ensuite des éclaircissements au sujet de la rencontre avec son fils au Palais de justice. Buisson expliqua qu’il avait d’abord prévu d’aller dans un restaurant du 1 er arrondissement, mais qu’ils avaient finalement déjeuné dans le restaurant du Palais, parce que son fils était bloqué par une affaire. De fait, ils s’étaient donné rendez-vous sur les marches, côté place Dauphine, et avaient pris leur repas dans ce qui servait de cantine aux flics, aux avocats et à tout ce petit monde judiciaire. Puis ils s’étaient quittés et ne s’étaient pas revus depuis.
Elle le remercia et raccrocha, pensive. C’était peut-être entre les murs du Palais que Buisson et Durieux avaient tous deux rencontré le patient zéro sans s’en rendre compte. Ça ne coûtait rien d’aller poser quelques questions dans le service administratif de Théo Durieux, au Quai des Orfèvres, puis d’essayer de rencontrer le fils de Buisson avant d’entamer sa journée à l’Institut Pasteur.
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