Nicolas revint au niveau du premier impact. Pébacasi avait voulu détourner leur attention, les éloigner du premier tir. Elle n’était pas née de la dernière pluie, avait replacé le corps exactement dans la même position.
Il fixa l’espace du fond, il sentait que les réponses étaient juste là, suspendues au-dessus de sa conscience. Soudain il se figea devant l’un des murs. Puis il retourna fouiller dans les dossiers. Il en sortit l’impression couleur du pistolet HK P30 et l’observa avec attention.
— Bingo !
Il alla se mettre à la place du mort, imagina la position exacte du tueur, face à lui. Puis se redressa et, son Sig Sauer en main, prit la position assassine : à genoux, face au cadavre imaginaire, l’arme bien droite.
Il se souvenait de la remarque faite à Sharko, le soir de la découverte du corps : seule une fenêtre d’éjection à gauche pouvait expliquer la présence de la douille au milieu d’un entassement de briques, juste derrière lui. Dans ce cas, le tube en étain aurait percuté le mur de gauche très proche, puis rebondi vers l’arrière. Problème : la fenêtre d’éjection de tous les HK P30 se situait sur la droite, comme sur son Sig Sauer.
Nicolas remonta en quatrième vitesse, récupéra des boules Quiès dans le coffre de sa voiture — il y stockait aussi une brosse à dents, des Coton-Tige, un peigne et un pack entamé de douze bières —, redescendit à la cave et reprit sa position, une fois les oreilles bouchées. Il visa le trou dans le mur, ferma un œil et ouvrit le feu. La douille fila sur la droite, bondit sur le sol et n’atteignit même pas le mur proche de l’entrée. Même avec le capharnaüm le soir de la mort de Ramirez, impossible que la douille se retrouve derrière lui, au niveau des briques.
Nicolas fit un rapide croquis sur son carnet, puis se jeta sur le rapport balistique établi par Guy Demortier, ainsi que sur les photos des scellés jointes au dossier, prises par Franck. Gros plan sur la douille prélevée au niveau des briques, photographiée sur fond neutre cette nuit-là : elle était bien de marque Luger comme celle tirée dans le château d’eau, c’était bien elle que Demortier avait analysée et, aucun doute possible, elle correspondait à la balle Tizicu profondément enfoncée dans le mur face à lui.
Mais alors, où est-ce que ça buggait ? Où Nicolas se trompait-il dans son raisonnement ? Un détail lui échappait encore. Il récupéra sa propre douille et s’immobilisa devant sa balle plantée dans le mur au moment de la récupérer. Elle n’était presque pas enfoncée, contrairement à celle cueillie au même endroit, cette nuit-là.
Il retourna au niveau de l’impact du plafond. Là aussi, faible pénétration du projectile. Il décrocha son téléphone et appela le balisticien qui répondit après quatre sonneries.
— Je suis désolé de te déranger si tard, mais une question risque de m’empêcher de dormir.
— Je t’écoute.
— On a enfin trouvé le premier tir, le Pébacasi, dans le plafond de la cave de la victime, à quelques mètres de l’autre impact, le Tizicu. Le matériau dans lequel se sont enfoncées les balles est le même, la brique. Or, le trou dans le plafond est beaucoup moins profond que celui dans le mur. Je n’y connais pas grand-chose en arme. C’est quoi, l’explication, selon toi ?
— Tête pleine, tête creuse.
— C’est-à-dire ?
— Les têtes creuses sont utilisées pour faire le plus de dégâts possible dans leur cible, sans, théoriquement, en ressortir. On dit que la balle « champignonne » ou s’épanouit dans sa cible. Les têtes pleines sont beaucoup plus perforantes et continuent en général leur trajectoire. Les dommages collatéraux sont plus grands. C’est pour ça que les forces de l’ordre sont désormais équipées de munitions à tête creuse. Depuis 2010 ou 2011, je crois.
Nicolas observa la balle écrasée dans sa main. Donc, la balle tirée dans le mur était une tête pleine, et celle dans le plafond une tête creuse. Pébacasi disposait d’une arme avec le même genre de projectiles qu’eux, les flics.
— Les têtes creuses sont très répandues ?
— Elles sont normalement interdites à la vente pour les armes de poing et ont été faites, comme je te dis, pour les forces de l’ordre et l’armée.
— Le tireur serait donc quelqu’un de la maison ?
— C’est probable, oui, mais on ne peut pas l’affirmer. Ces munitions, je doute fort que votre tueur se les soit procurées légalement. Dans les circuits parallèles, on trouve des têtes creuses, provenant de stocks volés. Beaucoup moins que les têtes pleines, mais quand même. Enfin bref, tout cela est difficile à estimer. J’ai répondu à ta question ?
— Oui, merci, Guy.
Il raccrocha et prit des notes rapides, perturbé par cette histoire de têtes creuses et têtes pleines. Quelqu’un de la maison, peut-être… Un flic, un militaire, un douanier ? Un individu qui, en tout cas, savait comment tromper les enquêteurs et arranger une scène de crime. Qui avait fait preuve d’un sacré sang-froid, aussi.
Nicolas termina sa bière, content de sa trouvaille. « Le diable se cache dans les détails », avait dit le type de la station de péage. Et une somme de détails pouvait, au final, mener à une résolution. N’était-ce pas là une conviction de Sharko ? Progressivement, le capitaine de police avait l’impression de se rapprocher de Pébacasi. De la cerner un peu plus.
Manien était chauffé à blanc, il n’apprécierait pas l’épisode avec le coup de feu et l’utilisation d’une arme de service sur une ancienne scène de crime. Chaque tir en dehors d’un stand devait faire l’objet d’une procédure stricte. Beaucoup de paperasse, et le boss s’en donnerait à cœur joie pour lui coller un blâme aux fesses, ce genre de conneries. Mais Nicolas ne lui accorderait certainement pas ce plaisir. Alors il allait garder sa petite expérience de ce soir pour lui et n’en parler à personne. Cette affaire dans l’affaire, sur laquelle « on » lui reprochait d’utiliser des ressources, c’était la sienne. Il ne lâcherait pas l’os.
Il ramassa sa douille, la glissa dans sa poche à côté de la balle, puis décida de lever le camp suite à un message sur son téléphone. À plus de 22 heures, Chénaix voulait les voir pour le bilan des treize autopsies.
La mort.
Sous ses formes les plus abouties. Sans fard ni artifices. Corps secs, humides, flasques, verdâtres, ou momies poreuses, légères, presque aériennes et artistiques, semblant extraites d’un musée des horreurs. Silhouettes nues, découpées aux instruments chirurgicaux dans la mesure du possible, ronde macabre de visages décharnés, d’os scintillants, de ligaments à fleur de peau, alignés sur deux rangs comme pour une ultime photo de famille, aller simple pour l’enfer.
Franck, Jacques et Nicolas, regroupés dans un coin face à l’armée des ténèbres, les visages trop fatigués, alourdis d’insomnies à répétition. Aux premières loges de la violence du monde, cernés de cette odeur épouvantable, morceau d’atmosphère arraché au ventre même de l’outre-tombe, mélange du pire, entre végétal et animal, champignon et charogne.
Paul Chénaix accusait aussi le coup, lui l’increvable aux deux mille cinq cents autopsies — boursouflés, moches, nouveau-nés, noyés, pourris, brûlés, passés à la moissonneuse ou juste morts, comme ça… Il se dressait entre les deux rangées, tel un sinistre maître d’école au milieu de sa classe de zombies. Jacques avait passé une partie de la journée à ses côtés et avait même vu, dans des replis de chair, des mouches s’arracher à leurs pupes puis s’envoler dans un gai bourdonnement. Des naissances volées au vide de la mort. Dans la nature, rien ne se perdait, tout n’était que transformation.
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