Lucie montra une photo de Ramirez.
— Jamais vu.
— Votre mari prenait-il des médicaments ? Suivait-il un traitement ?
— Non. J’ai lu le rapport toxicologique après qu’on a ouvert les différents estomacs des requins pour… récupérer les éléments du corps de mon mari. Il n’avait pris aucune substance. L’analyse segmentaire des cheveux n’a rien révélé. Mon mari ne se droguait pas, ne buvait pas, ne fumait pas. J’ai épluché les rapports de police, j’ai assailli ses amis de questions. Il ne faisait pas non plus partie d’un quelconque groupe d’influence ou d’une secte, comme vous semblez le croire. Il était clean.
Elle parlait à la fois avec fermeté et douceur. Au fond d’elle-même, sans réussir à le détester vraiment, elle devait en vouloir à son mari de l’avoir ainsi abandonnée.
— Sa phobie des squales ne l’empêchait pas d’entretenir cette passion pour la plongée. Il s’entraînait dans les piscines, les fosses artificielles, avec les copains. Il était soigneur au parc animalier des Eden, à quarante kilomètres d’ici. Quand il a appris qu’on cherchait un plongeur pour l’entretien des aquariums de l’Océanopolis, en janvier dernier, il s’est présenté, il a décroché le job… Je…
Elle baissa les yeux, hésita.
— Vous étiez inquiète ? demanda Lucie.
— … Oui, bien sûr, à cause de ce comportement étrange dont je vous ai parlé. Je ne comprenais pas ce qu’il cherchait à se prouver en s’entourant de requins. Deux mois plus tard, quand j’ai vu les policiers débarquer aux urgences, j’ai tout de suite su. Le pire, c’est que personne n’a d’explications.
Une voix résonna dans un micro. La fermeture du complexe approchait, et les visiteurs devaient regagner la sortie. Les deux femmes s’engagèrent dans un tunnel de Plexiglas. Lucie garda son carnet en main, insensible au feu d’artifice des poissons tropicaux alentour.
— Parlez-moi de Willy Coulomb.
— Je l’ai rencontré début août, c’était un samedi… Le 8, je crois. Je dois vous dire que, de prime abord, il m’a un peu effrayée, il était… très fatigué. Mais il a été respectueux, il s’est présenté comme un étudiant en cinéma enquêtant sur les phobies. Il m’a dit être tombé sur les articles de l’accident en faisant ses recherches.
— Que voulait-il ?
— Il était là, comme vous, il voulait comprendre comment Thomas en est venu à ne plus avoir peur des squales. Je lui ai dit la même chose qu’à vous : je n’en savais rien. Il s’est focalisé sur l’accident de bus, c’était ça qui semblait l’intéresser.
— Précisez.
— Il m’avait demandé la date, le lieu. Je lui ai même donné une photo où on pose tous devant le bus. Puis il est parti, je n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui. Jusqu’à aujourd’hui…
— Cet accident de bus, vous pouvez m’en parler ?
— Vous trouverez sur Internet, il y a eu des articles. Tapez « août 2013, accident bus Foix ». Foix, la ville, bien sûr. C’est par là qu’on s’est plantés. Un pneu qui éclate en descente et fait tout partir en vrille. Le chauffeur a eu le réflexe de braquer côté montagne, sinon, on serait tous morts. Rien d’autre à raconter. Un truc terrible, mais ordinaire.
Lucie nageait dans le flou. Difficile de comprendre les motivations du jeune homme à venir ici, à mentir sur la véritable raison de sa visite. Une fois dehors, elle remercia son interlocutrice et lui demanda de lui envoyer tout ce qu’elle pouvait au sujet de ce voyage en Espagne, même si elle ignorait ce qu’elle ferait de ces informations. Lola Pinault lui fournirait les données dans la soirée.
— Si vous trouvez quoi que ce soit, surtout, dites-le-moi, annonça enfin la veuve. Tout a été tellement brutal.
Lucie le lui promit. Restait encore une heure et demie à tuer avant le train pour Paris. Elle retourna sur la rade et observa le soleil qui commençait à brûler la mer de son rouge fougueux. Qu’avait vraiment cherché Willy Coulomb en se rendant ici ? Et qu’est-ce qui avait pu pousser une personne phobique des squales à jouer les marioles entre les remparts d’émail ?
Lucie allait repartir de Bretagne avec davantage de questions qu’à son arrivée.
Et elle détestait ça.
L’un des tableaux emballé sous le bras, Sharko frappa en cette fin de journée à la porte d’un loft à proximité de la Maison Revel, le centre de ressources des métiers d’art de Pantin. La ville abritait en effet nombre de designers, créateurs, artisans, qui exprimaient leur talent dans tous les domaines possibles et imaginables, de la verrerie à l’impression 3D d’objets façonnés par la voix.
Lorsqu’il la vit, Danny Bonnière lui fit penser à la primatologue Jane Goodall arrachée à sa jungle. Cheveux gris en queue-de-cheval, short et tee-shirt jaune savane, pieds nus et de longues mains osseuses ; il lui manquait juste le chimpanzé. Sharko l’avait imaginée plus jeune sur les photos, mais elle arborait une bonne cinquantaine.
Après quelques mots, elle l’invita à entrer dans son atelier, fragment de forêt vierge sous une immense verrière cernée des hauts murs voisins. Palmiers, bananiers, yuccas poussaient en pagaille, devant un espace réservé à la création, encombré de pinceaux, de planches de travail, de pots colorés. Des bois de cerf ornaient un casque de vélo, des queues de félin en textile ou encore des chaussures aux allures de pattes de chat pendaient par des fils invisibles. Sur la gauche, masques, fétiches, armes tribales occupaient les murs.
— Café ? Thé ?
— Café, s’il vous plaît. Noir, sans sucre.
— Guatemala ? Brésil ? Costa Rica ?
— Euh… Comme vous voulez. Tant que c’est du café.
Franck s’approcha de l’atelier et posa son tableau contre un pied de table. Il observa les fameuses toiles au sang bleu de limule, exposées sur des chevalets. Ces œuvres d’une précision folle dégageaient un magnétisme tellurique. Bonnière peignait des animaux, surtout des mammifères. Le flic s’orienta vers la droite, doubla de longs vers qui gesticulaient dans un aquarium au fond sablonneux, remarqua une multitude d’ouvrages sur le sang, son histoire, ses mythes, s’interrogea sur de curieuses échasses : la bio-artiste travaillait sur des prothèses qui ressemblaient à des pattes de cheval.
— C’est pour la prochaine performance que je réalise juste avant Noël, fit-elle en lui tendant sa tasse. Cette fois, je vais me produire en Suisse pour éviter les problèmes que j’ai rencontrés ici, en France, avec In the Mind of a Wolf .
Elle parlait avec une exquise lenteur, comme sous l’emprise de drogues exotiques. Sharko l’imaginait bien vivre avec les chamans au cœur des forêts vierges, au gré des incantations et des rituels. Et pourtant, jamais il ne lui semblait avoir croisé un regard aussi clairvoyant. Sous la lumière de la verrière, ses iris d’un bleu de lagon le transperçaient.
Le flic eut envie de prendre son temps. S’approprier cet univers dément dont il ignorait l’existence quelques heures plus tôt. Il sentait que des réponses pouvaient jaillir des lèvres de l’artiste.
— Et en quoi cette performance consistera-t-elle ?
— Je m’injecterai le sérum du sang de cheval et resterai allongée une dizaine de minutes, sous surveillance, pour être certaine que tout se déroule comme prévu et qu’il n’y aura pas de choc anaphylactique. Le public assistera à l’intégralité de la performance, bien sûr. D’abord par l’intermédiaire d’une caméra puisqu’il sera dans la pièce voisine avec Luxor, puis en live .
— Luxor ?
— La jument. J’ai préféré une femelle, cette fois.
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