Ce fut le reflet de Lola Pinault que Lucie découvrit en premier. La veuve fixait l’aquarium des requins sans bouger, les deux mains crispées sur la bandoulière de son sac en cuir noir. Les squales circulaient comme de gracieuses torpilles, semblant déjouer les lois de la physique. Les portes de l’Océanopolis fermaient dans une demi-heure et, en cette fin d’après-midi de septembre, le calme régnait dans le centre. Les grandes vacances n’étaient plus qu’une brume lointaine, chacun avait regagné l’usine, son bureau d’écolier ou son ordinateur.
Les deux femmes se serrèrent la main. Pinault avait insisté pour rencontrer Lucie ici, sur les lieux du drame. La poigne était ferme, malgré un physique sec et longitudinal comme celui d’un phasme.
— C’est un collègue à vous qui m’a appelée, fit Pinault. Il m’a juste dit que vous vouliez me parler de la mort de mon mari. Que se passe-t-il ? Pourquoi venir de si loin, six mois après ? Pourquoi la police parisienne ?
Lucie se concentra. Il fallait absolument qu’elle oublie sa tante, Nicolas, qu’elle s’échappe du tourbillon noir qui grossissait dans sa tête. Retrouver ses instincts de flic.
— Willy Coulomb, qui était venu vous voir au début du mois d’août, est mort. On l’a assassiné.
Un temps, comme si elle allait rechercher l’identité au fond de sa mémoire.
— Assassiné ? Mon Dieu… De quelle façon ?
— C’est un dossier en cours, je ne peux malheureusement pas vous donner tous les détails.
— Et vous pensez que c’est lié à ce qui s’est passé ici ?
— Je ne serais pas là, sinon. En plus du meurtre, sa maison a été visitée. Son ordinateur et toute sa documentation ont disparu. Alors oui, il y a un lien, seulement on ignore lequel. J’aimerais que vous me racontiez tout ce que vous savez. Sur le drame, sur Willy Coulomb…
Pinault se tourna vers l’aquarium et fixa les squales. Elle dépassait son interlocutrice d’une demi-tête, en dépit de ses chaussures plates à semelles de crêpe.
— Je n’étais pas là quand l’accident s’est produit, Dieu merci. Je ne sais pas comment j’aurais réagi. Lui d’un côté d’une vitre, moi de l’autre, impuissante, à le voir se faire mettre en pièces. Vous savez tout de même ce qui s’est passé, je suppose.
Lucie avait lu les articles dans le train. Contrairement à Franck, elle avait évité de visionner les vidéos du massacre.
— Votre mari faisait un peu de nettoyage dans l’aquarium des requins, comme toutes les semaines. À un moment donné, il s’est immobilisé, il s’est ouvert la paume de la main avec un couteau et il a attendu, sans bouger, devant le public. Et ensuite… Je suis désolée…
Pinault acquiesça.
— Ils l’ont dévoré, vous pouvez le dire. J’ai rencontré une telle tripotée de médecins et de spécialistes qui ont essayé de m’expliquer que je peux en parler sans fondre en larmes. Oh, ça m’arrive encore de pleurer, bien sûr, mais… ça va. Et puis, je bosse aux urgences, ça n’enlève rien à la souffrance du deuil mais ça permet de relativiser. Vous êtes au courant, pour le cardiofréquencemètre ?
— Non.
— Remarquez, ils n’en ont pas parlé dans la presse. Ils ont préféré se focaliser sur les détails sordides, comme toujours. Le sensationnel…
Pinault pointa un requin-tigre.
— C’est dans le ventre de cette espèce de requin, le tigre, que les vétérinaires ont retrouvé l’appareil. Ils ont consulté les enregistrements. Avant les attaques, jamais le rythme du cœur de Thomas n’a dépassé les soixante pulsations par minute, comme s’il était allongé dans son lit au repos. Sauf que là, il saignait, et les requins lui tournaient autour. Chez n’importe quel être humain, le cœur aurait dû partir dans les tours. C’est un réflexe instinctif face à la peur, vous comprenez ?
— Quelque chose qu’on ne contrôle pas, même en étant concentré.
— En effet. Les spectateurs ont vu ses yeux, ils ont tous dit que Thomas était complètement détendu. Pas un geste de panique, rien. Détendu mais avec eux, pas hypnotisé ou dans un autre monde. Il était bien conscient, pour preuve, il mesurait les battements de son cœur, il faisait des signes. C’est seulement quand… quand un requin lui a arraché la main que le cœur s’est emballé à cause de la perte de sang immédiate.
Le tigre frôla la vitre avant de bifurquer en direction des rochers. Elle le suivit des yeux, les lèvres pincées.
— Il faut savoir que mon mari était sujet à la squalophobie. Une peur si développée et irraisonnée des squales qu’il ne plongeait qu’en piscine et n’allait jamais se baigner en mer. Il a développé cette phobie dans son enfance, après avoir vu un surfeur ramené sur une plage, à moitié dévoré par un requin. Alors, expliquez-moi : comment un homme en vient-il à se saigner dans un bassin rempli de ses angoisses les plus profondes ? Pourquoi choisir la mort la plus atroce qui soit ? S’il avait vraiment cherché à se suicider, comme certains l’ont avancé, il y avait bien d’autres moyens moins douloureux, non ?
Elle secoua la tête, pensive.
— Non, non, ce n’était pas un suicide. Ça n’a aucun sens.
— Qu’est-ce que c’était, selon vous ?
— Je ne sais pas. Mais ça lui arrivait de plus en plus souvent, à Thomas, les derniers temps, de perdre cette notion du danger.
— C’est-à-dire ?
— C’est difficile à expliquer. Mais… ça a commencé six mois avant sa mort, quand il s’est baigné dans la mer pour la première fois depuis l’âge de 10 ans. C’était en octobre dernier, je peux vous dire qu’il ne faisait pas chaud et qu’il n’y avait plus grand monde sur la plage. Il est quasiment allé dans l’eau tous les jours jusqu’à début novembre, tellement il était heureux de s’être débarrassé de sa phobie des squales.
— Il y a eu un élément déclencheur ? Un événement particulier qui aurait pu chasser sa peur ?
— Non.
— Une rencontre ? Un médecin qui le suivait pour sa phobie ? Des séances de relaxation, de bien-être ?
— Rien de tout ça, ce n’était pas son truc. Depuis sa mort, j’ai retourné l’équation dans tous les sens, croyez-moi. Je n’ai rien trouvé. Enfin si, avec Thomas, on avait eu un grave accident de bus un an auparavant, on revenait d’un voyage en Espagne. Il y a eu deux morts et, nous, on n’est pas passés loin. J’ai eu plusieurs hématomes à la tête, Thomas a eu la poitrine perforée mais, miraculeusement, ni les poumons ni le cœur n’ont été touchés. Un vrai rescapé. C’est peut-être ce qui a tout changé dans sa tête… Une autre façon de voir la vie. Je ne vois pas d’autre explication.
— Que s’est-il passé après ces baignades à l’automne dernier ?
— Les choses ont empiré, si je puis dire. Une fois, Thomas a volontairement grillé un feu à un carrefour, manquant de nous tuer tous les deux. Une autre, il s’est pris en photo au bout d’une jetée en pleine tempête, il a failli se faire emporter par les vagues. Il était vraiment à deux doigts d’y rester. C’était comme si… comme s’il n’avait plus peur de mourir, ou qu’il ne voyait plus le danger. Il me disait « Ça ne craint rien », « Il ne peut rien m’arriver », ce genre de propos enfantins. Il défiait la nature.
Lucie essaya de raccrocher les fils avec ceux de son enquête.
— Votre mari avait-il des tatouages ? Des piercings ? Un quelconque rapport avec l’occultisme, le satanisme, les sectes ? Est-ce que le terme « Pray Mev » vous dit quelque chose ?
— Les sectes ? Vous plaisantez ? Non, non. Rien de tout ça. Et puis mon mari n’avait pas un seul tatouage, il détestait ça.
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