Sharko se demanda si les vers ne seraient pas sa prochaine étape après le cheval. Une plongée progressive vers l’interdit, l’impossible, la folie.
— Se produirait alors la fusion de l’homme et du poisson… C’est ça, la métamorphose. La fusion des êtres par leur sang.
L’artiste fixait la photo d’elle face au loup agrandie, accrochée au mur.
— Quand je me suis injecté le sang du loup, j’ai vraiment eu l’impression d’être ailleurs, je n’étais pas dans mon corps habituel. J’ai eu une sensibilité à fleur de peau, j’étais à la fois craintive et je ressentais une réelle puissance animale de carnivore. Je n’ai pas dormi pendant trois jours, en hypervigilance. Au fond de moi, j’étais ce loup parcourant les steppes, ce loup qui cherche la proie mais qui veille aussi pour sa propre survie. Bien sûr, il y a une partie des sensations que l’on doit aux glandes thyroïdiennes ou surrénales qui réagissent à l’injection de sang étranger, ainsi qu’une importante activation du système immunitaire, mais cela ne peut pas tout expliquer. J’ai vraiment senti le loup en moi… C’était, encore une fois, la métamorphose.
— Et le pluriel ? Vous avez dit : « L’acceptation du sang, c’est s’ouvrir la porte des métamorphoses. »
— C’est en référence à Ovide et à son long poème épique, Les Métamorphoses . On peut y lire, entre autres, que Médée change le sang des hommes pour leur permettre de vivre plus longtemps en attendant l’arrivée des Argonautes. Ovide aborde le thème de l’immortalité, mais surtout, dans ces passages, il évoque déjà, finalement, les prémices du transfert de sang bienfaiteur qui permet de devenir un autre. De se métamorphoser en quelqu’un de meilleur. Quand on y regarde bien, on en est aux balbutiements inconscients de la transfusion sanguine, qui aujourd’hui sauve des milliers de vies.
Le mélange des sangs, la transfusion… Le discours était décalé, parfois lunaire, mais il parlait à Sharko. Ramirez avait bu le sang de ses victimes ou s’en était même injecté pour ressentir ce que ses proies ressentaient avant de mourir. Absorber leur énergie, mais aussi leur souffrance. Fusionner avec elles.
— Une dernière chose : si je vous dis injection d’humain à humain, en dehors des transfusions en hôpital évidemment, ça vous évoque quoi ?
Elle eut un geste de repli et considéra Sharko presque avec colère.
— Je vous parle de transgression, pas de folie ! Le but du bio-art n’est pas de jouer avec la mort. Le sang de loup que l’on m’a injecté a été nettoyé des immunoglobulines incompatibles avec l’être humain, ce sera pareil pour celui du cheval. Je me prépare depuis plusieurs mois en m’injectant, toujours sous la surveillance du laboratoire, de petites doses qui stimulent mes anticorps. Tout est contrôlé. Il n’y a pas de réel danger.
— On peut imaginer des bio-artistes encore plus extrêmes… qui briseraient les limites et toutes sortes de tabous. Qui, eux, joueraient avec la mort.
— Peut-être, tout peut exister, vous le savez mieux que moi. Mais ça n’est pas mon truc, désolée.
Sharko la remercia pour le café, reprit le tableau et regagna la sortie, avec le nom de Mev Duruel à l’esprit. Une schizophrène…
Il rentra au 36, la tête farcie d’interrogations. Alors qu’il expliquait ses découvertes à son chef, il se demandait en quoi une artiste atteinte de maladie psychique et enfermée entre quatre murs pouvait être au cœur de toute cette histoire. Et comment, depuis son hôpital, elle avait pu conduire Coulomb vers la mort.
20 h 40. Éclairé par l’ampoule faiblarde, Nicolas était assis, seul, dans la cave de Ramirez, une bière tiède entre les jambes et les différents dossiers de l’affaire étalés devant lui. La satisfaction du travail bien fait lui donnait du baume au cœur. C’était lui qui avait insisté pour rechercher le premier impact, le Pébacasi. Et il se nichait là, dans la diagonale de son regard, un mètre cinquante au-dessus de sa tête. Nicolas s’était fait une joie d’appeler Manien pour lui annoncer sa trouvaille.
Grâce à cet impact, Bellanger pouvait désormais se refaire un film assez précis du scénario du 20 septembre. Il avait tout consigné avec soin sur son Moleskine, page après page.
Tout avait démarré aux alentours de 22 h 30. D’après Mélanie Mayeur, une femme avait frappé à la porte d’entrée de la maison. Ramirez s’était levé sans un bruit, avait observé avec discrétion par la fenêtre de la chambre. Une fois revenu auprès de Mayeur, il avait parlé d’une femme dont la voiture était tombée en panne. Il n’avait pas ouvert. Cette inconnue était revenue dix minutes plus tard et avait pénétré dans la maison avec la clé d’entrée, dont elle possédait un double.
Nicolas s’envoya une gorgée d’alcool, tirant deux déductions. La première, Ramirez ne connaissait pas Pébacasi, sinon il n’aurait pas dit, selon les propos de Mayeur : « Fallait tomber en panne ailleurs, connasse. » Et la seconde, Pébacasi avait voulu s’assurer de l’absence du propriétaire pour entrer dans la maison avec la clé. Elle ne voulait pas l’affrontement avec Ramirez, mais cherchait plutôt quelque chose. Quoi donc ? Pouvait-il s’agir des tableaux de sang récupérés par Sharko ? Du calque avec les points ? De la fresque des diables ? Était-elle en relation avec l’une des victimes ? Cherchait-elle des preuves de la culpabilité de Ramirez ? Toujours est-il qu’elle s’était aventurée à la cave. Pendant ce temps, Ramirez s’était emparé de son HK P30 et avait circulé à pas de loup. Il avait dévalé l’escalier glissant et s’était retrouvé face à face avec Pébacasi. Et là…
Le flic leva les yeux vers le plafond.
— Un accident. C’était un accident, et non une exécution. Tu ne cherchais pas à le tuer en pénétrant chez lui. Tu voulais l’éviter, au contraire.
Il nota le mot sur son carnet et l’entoura. L’accident était l’hypothèse la plus probable. Quoi d’autre pouvait expliquer cet endroit incongru où s’était logée la première balle ? Nicolas se leva et se mit à gesticuler, tel un comédien qui rejoue une scène avant le tournage. Ramirez était arrivé par surprise, mais il n’avait pas utilisé son arme. Il était vif, musclé, jeune. Sans doute avait-il pensé avoir le dessus. Une lutte s’était engagée, les deux avaient roulé au sol.
Nicolas posa sa bière et s’accroupit, visage orienté vers le plafond. Il imaginait : Ramirez dessus, elle dessous… Elle avait pointé son arme sur la gorge et avait tiré. Mais pourquoi ne pas tout laisser en plan et prendre la fuite ? Pourquoi ce besoin de déguiser l’accident en meurtre ignoble ?
Nicolas se mit à aller et venir, se réchauffant le fond de la gorge avec l’alcool. Un peu flottant, il se sentait bien, ici, dans ces profondeurs, à réfléchir. Il redoutait déjà le moment de rentrer, quand les visages des cadavres découverts la veille viendraient le hanter.
Donc, Pébacasi avait décidé de rester. Son téléphone avait sonné, à 22 h 57 précises. Mayeur était encore à l’étage, elle avait entendu les sonneries mais n’avait rien dit. Puis elle s’était sauvée par la fenêtre en silence, tandis que Ramirez, déplacé au fond de la cave, recevait une seconde balle à travers la gorge, tirée avec sa propre arme.
Nicolas cueillit dans un dossier des photos de la cave avant nettoyage, ainsi que des gros plans du cadavre, qu’il scruta pour la énième fois. Ramirez avait été charcuté et fourré aux sangsues comme un bon far breton. Pébacasi avait le cœur bien accroché et une imagination remarquable. Pensait-elle déjà aux flics quand elle avait agi ? Cherchait-elle à les déstabiliser ? Leur faire croire qu’elle était perverse alors qu’en fait elle avait tout fait pour ne pas croiser Ramirez ?
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