Elle s’empara de l’une des prothèses, désigna l’endroit où elle enfoncerait son pied. À voir les éléments accrochés au plafond, elle s’était probablement déjà glissée dans la peau d’un chat, d’un cerf, d’un oiseau…
— J’enfilerai ensuite cette paire de prothèses pour faire plusieurs tours de la salle avec la jument, nous serons pile à la même hauteur, en parfaite synchronicité. Puis je m’allongerai de nouveau. Là, le biologiste me fera une prise de sang, mettra en évidence les marqueurs des antigènes du corps humain témoignant de la présence d’un corps étranger équin en moi, puis lyophilisera le sang grâce à ses machines, toujours devant le public. Chaque observateur pourra alors repartir avec un peu de poudre de mon sang placée dans un écrin métallique. Une sorte de reliquaire, contenant du sang de centaure, mélange parfait d’humain et d’animal. Fin de la performance.
Sharko trempa les lèvres dans son café. Ou cette femme avait une case en moins, ou il n’y comprendrait jamais rien à l’art. Sans doute un peu des deux.
— Je sais ce que vous pensez, lui dit Bonnière avec un sourire. Que je suis folle.
— J’essaie de comprendre le but, c’est tout.
— Vous êtes policier, terre à terre, c’est normal. Mais l’art a toujours eu pour vocation de transgresser. Quand j’utilise un limule pour peindre, je transgresse car j’ai tué un être vivant et précieux, mais ce limule s’exprime bien plus par mes œuvres et, quelque part, à travers mes tableaux, il défend la cause de tous les autres limules. Je travaille sur et avec le vivant, je crée de la communication avec lui. Vous comprenez ?
Sharko acquiesça sans conviction, puis désigna les différents ouvrages.
— Vous êtes une spécialiste du sang, à ce que je vois.
— Un hématologue serait plus qualifié que moi, mais disons que je m’intéresse à son histoire. J’aime le toucher, le sentir et l’utiliser pour peindre. Le sang bleu des limules attire l’œil comme un aimant. Bleu, car il est principalement composé de cuivre, et non de fer comme notre hémoglobine humaine. C’est un animal extraordinaire. Cinq cents millions d’années d’existence, ils ont survécu à dix-sept âges glaciaires et aux extinctions massives. Vous savez combien coûte un quart de litre de leur sang ? Plus de 10 000 euros. De l’or bleu, qui intéresse les laboratoires pharmaceutiques, car il est capable de tuer tous types de virus, le limule ne possédant pas de système immunitaire. Moi, je peins avec, ce qui m’attire pas mal la foudre des écolos.
Encore une façon de transgresser , songea Sharko. Il en revint à son enquête et déballa son tableau : celui de la femme face au crocodile.
— Ce genre de tableau vous parle ?
— Oui, bien sûr. L’artiste est Mev Duruel. Elle peint toujours ses initiales sur ses toiles. Regardez, le « M », là, glissé dans le dessin de la tête du crocodile. Et… le « D »… Il faut chercher un peu, mais il est forcément caché sur l’œuvre. Mev Duruel a toujours été très douée pour manipuler les lettres de l’alphabet, les insérer dans les décors.
Sharko n’en crut pas ses oreilles. En à peine dix minutes, non seulement il tenait l’identité de l’auteur des tableaux volés par Ramirez, mais il découvrait à qui s’adressait le Pray Mev. Possédait-il enfin l’identité du gros diable rouge ? Du chef de clan ? Une femme ? Il montra les autres œuvres depuis la galerie de photos de son téléphone.
— Oui, oui, c’est sa patte chaque fois, confirma Bonnière. Vous enquêtez sur elle ?
— Disons que ses tableaux sont au cœur de notre enquête. Elle vit en France ? Je peux la rencontrer ?
La bio-artiste eut un petit rire. Elle posa sa tasse de thé sur un coin de table et versa le reste de la théière dans une plante.
— Vous pouvez, oui, mais ça se fera sans doute au fin fond d’un hôpital psychiatrique ou d’un institut spécialisé. À ce que j’en sais, Duruel est atteinte d’une schizophrénie sévère…
Le mot se rabattit comme un piège à loup sur la gorge de Sharko. Parce qu’il le touchait, lui, et le ramenait à ses douleurs passées. D’un autre côté, il ne voyait pas comment une schizophrène enfermée dans un hôpital spécialisé pouvait être impliquée dans leur affaire.
— … Son seul moyen d’expression, ce sont ces tableaux, bien connus dans le milieu du bio-art, et qui se vendent à bon prix auprès de certains amateurs. Ces humains face au danger et à la mort, mais qui s’en détachent avec une forme d’insouciance évidente… Ça a quelque chose de fascinant.
Elle désigna les tracés sur la toile.
— Elle travaille avec les doigts. Les mouvements sont brusques, violents, ils se superposent dans le chaos. Il n’y a pas d’amour dans cette façon de peindre. Duruel n’exprime qu’une souffrance intérieure, elle écrase la matière, la rejette. Le sang menstruel, c’est l’intimité, le soi profond, mais c’est aussi de la destruction, le liquide sombre, presque noir, recraché par le corps, composé de déchets. C’est la punition héritée d’Ève dans la Bible. C’était, par le passé, l’interdiction faite aux femmes d’entrer dans les églises en période de menstrues. C’est le sang maudit qui, du temps de Pline l’Ancien, faisait flétrir les récoltes et tuait les abeilles.
— Donc, ces tableaux…
— C’est comme si l’artiste refusait ce qu’elle était au fond d’elle-même, ses propres origines. Ce qui est étrange et fascinant, c’est que cette violence est contrebalancée par la tranquillité des personnages devant la mort, avec leur air béat.
Sharko n’y comprenait plus rien, voguant de joies en déceptions. Il essayait de raccrocher ce discours à son enquête.
— Vous savez pourquoi elle peint ces scènes, et depuis quand ?
— Tout est très mystérieux autour de Duruel. Ses racines, les raisons de l’existence de ces toiles, cet étrange don de peindre avec le sang menstruel, ces scènes autour du duel ou du défi. Et toutes ces têtes suspendues aux arbres. J’avoue que je n’ai pas creusé davantage le personnage. Rien ne vous empêche d’aller à l’hôpital, à sa rencontre et à celle de ses médecins.
— Je le ferai.
Sharko n’allait évidemment pas s’en priver : pourquoi des tarés comme Ramirez la priaient -ils ? Qu’avait-elle à voir avec le satanisme ? En quoi pouvait-elle être impliquée ?
Il enchaîna sur la seconde raison de sa venue ici. Il désigna du menton l’affiche de In the Mind of a Wolf .
— J’ai lu l’article dans Le Monde . Vous vous êtes injecté du sang de loup. Vous avez parlé non pas de la métamorphose, mais de métamorphoses, au pluriel. Vous pouvez expliquer ?
— Le sang n’est pas un liquide comme les autres. Il est porteur de toute l’histoire de l’humanité et, en même temps, de l’histoire de chacun par le lignage génétique. La vie s’arrête quand il cesse de circuler, et il est aussi synonyme de mort quand il se répand en dehors du corps. Vous êtes bien placé pour le savoir, vous qui croisez des cadavres tous les jours. Pensez à la Bible, Abel et Caïn, le premier sang versé… Il est le poison et le remède qu’on retrouve dans les bras gauche et droit de Méduse, le liquide pollué qui a provoqué les saignées du Moyen Âge, mais il représente aussi la jeunesse éternelle. Vous avez déjà certainement entendu parler de la comtesse sanguinaire, Élisabeth Báthory, qui remplissait des baignoires avec le sang de jeunes vierges qu’elle enfermait dans une machine de torture…
Sharko acquiesça. Elle désigna les vers dans leur aquarium.
— Voici des arénicoles, des vers marins ; ce sont eux qui laissent les petits tourbillons de sable sur les plages à marée basse. Tout le monde les connaît. Mais peu de gens savent que leur hémoglobine est capable de transporter une quantité incroyable d’oxygène, cinquante fois plus que l’hémoglobine humaine. De plus, il n’y a aucun problème de compatibilité avec les différents groupes sanguins humains. On parle déjà de son utilisation pour oxygéner les greffons de reins pendant leur transport. Alors, imaginez qu’on puisse se l’injecter dans l’organisme… Imaginez des muscles gorgés de cinquante fois plus d’oxygène, les performances sportives, ou le temps que l’on pourrait rester sous l’eau sans respirer, par exemple…
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