— Une première fois le 31 août, une seconde la nuit du 20 septembre, oui.
— Exactement. Les munitions « Sintox Action Luger » ont une particularité : la charge propulsive est composée de titane, de zinc et de cuivre. On va l’appeler munition « Tizicu » pour simplifier. Ce sont des munitions dites écologiques, elles ne contiennent pas de plomb… Au passage, ça m’amuse, ce genre de terme, « une balle écologique » : on tue des gens mais sans plomb, c’est mieux pour la nature, vous voyez ?
Les trois paires d’yeux le scrutaient sans sourciller. Il se racla la gorge et poursuivit ses explications :
— Enfin bref, les Néerlandais sont les seuls au monde à faire ça, avec les Indiens. Vous savez que, lorsqu’on tire sur quelqu’un à bout touchant, on retrouve sur la victime ce qu’on appelle des RDT, des résidus de tir, issus de la combustion et produits au départ du coup de feu. Selon toute logique, le balisticien de la gendarmerie a donc trouvé, dans les résidus de tir prélevés sur la victime du château d’eau, du titane, du zinc et du cuivre.
Il nota « Château d’eau → Tizicu » sur le tableau.
— Là où ça coince, c’est pour notre victime de l’Essonne. J’ai moi aussi retrouvé ces trois composés car, je vous le répète, la cartouche vient du même lot néerlandais, mais le hic, c’est qu’il y avait d’autres composés : du plomb, du baryum, du calcium et du silicium. Ce sont des éléments que l’on trouve dans la plupart des munitions mises en circulation par les autres fabricants du monde entier. Nos munitions de la police, par exemple, contiennent exclusivement ces éléments.
Nicolas jeta un œil vers ses collègues, Lucie notamment, qui s’efforça de faire bonne figure. Mais elle avait envie de s’enfuir et de rentrer s’enfermer chez elle. La science lui avait rendu tant de services dans les enquêtes et, aujourd’hui, elle œuvrait contre eux. Comment, bon sang, pouvaient-ils savoir que des fabricants d’armes utilisaient des poudres différentes ?
Nicolas s’approcha du tableau et observa le dessin de près.
— Même usine, même lot, même composition, mais traces de poudre à la fois communes et différentes sur les cadavres. Tu as une explication ?
— Je n’en vois qu’une, d’autant plus que le légiste avait remarqué que les résidus de tir sur Ramirez étaient très nombreux, supérieurs à la moyenne…
Il nota « Ramirez → Tizicu + Pébacasi » sur le tableau.
— Je pense qu’il y a eu deux tirs successifs, et que les résidus se sont superposés. D’un côté, un tir avec une cartouche Tizicu, comme celle du château d’eau. De l’autre, un tir avec une cartouche Pébacasi. Quelle balle a traversé la gorge de votre victime en premier ? je ne peux pas vous le dire. Je ne peux pas vous dire non plus si le P30 a tiré les deux balles — avec changement de chargeur entre deux — ou s’il y a eu deux armes différentes.
Nicolas se lissa les cheveux vers l’arrière, en proie à un véritable trouble.
— Dans tous les cas, je ne vois pas comment c’est possible, on n’avait qu’un seul impact dans le mur, derrière la victime. Admettons que le tueur ait visé la gorge au même endroit, on aurait retrouvé deux douilles, deux balles.
— Je sais. Mais je vous livre ce que la science et la logique me révèlent. Deux projectiles différents ont traversé la gorge de votre victime.
Sur ce, Demortier se dirigea vers la sortie.
— Bon courage, et tenez-moi au courant si vous trouvez la solution. Je l’ajouterai aux annales des bizarreries balistiques.
Nicolas referma la porte derrière lui et composa dans la foulée le numéro du légiste.
— Paul, c’est Bellanger. T’as moyen de ressortir le macchabée du placard et de voir si deux balles différentes auraient pu passer par la gorge ? Deux tirs successifs, pile au même endroit ?
— Hum… Non, pas vraiment. Si les angles de tir étaient identiques, je n’y verrais rien. C’était à bout touchant, il y a trop de dégâts.
— J’aurais adoré que tu me dises oui. Autre question : si on avait déplacé puis remis le corps dans la position initiale, tu l’aurais vu ?
— Non plus, à vrai dire. Les lividités cadavériques peuvent servir à indiquer un déplacement, si la victime est morte dans une position différente de celle dans laquelle on la retrouve. Un assassin un peu malin peut jouer avec ça et nous tromper, bien sûr… Autre chose ? J’ai un scalpel dans la main.
— Ça ira, merci.
— Parfait. Au fait, je passe chez l’anapath en début d’après-midi, je te tiens au jus pour l’analyse des plaies.
Il raccrocha. Nicolas se mit à aller et venir, interloqué. Puis il se précipita vers son blouson et se tourna vers Levallois.
— Tu peux contacter les gars des alentours de Louhans ? Vois avec la police et les gendarmes d’un cercle d’une vingtaine de kilomètres à la ronde s’ils n’ont rien de remarquable pour la nuit du 31 août. Délit, cambriolage…
— OK. Mais fais un détour par le bureau de Manien, il veut te voir pour cette nuit, avant de partir à Dijon.
— Pas le temps. Viens avec moi, Lucie. Un regard supplémentaire ne sera pas de trop.
— Où ?
— Chez Ramirez. On est forcément passés à côté de quelque chose.
Lucie resta distante tout le long du trajet. Elle prétexta des soucis avec ses jumeaux, Jules notamment. Peu de sommeil, vie familiale compliquée. Il lui sembla bien que son collègue gobait ses histoires. Aucune raison de ne pas la croire. Au pire, il penserait que son couple battait de l’aile.
Et pourtant, jamais Sharko et elle n’avaient été aussi fusionnels. Il était même question de mariage. Qu’était-il passé par la tête de son compagnon pour lui faire une telle proposition dans les circonstances sans doute les plus infâmes qui puissent exister ? Avait-il peur du temps qui file ? De ne pas en disposer d’assez ? Lucie avait été incapable de lui répondre. Pas de cette façon.
Trois quarts d’heure plus tard, les deux policiers débarquaient chez Ramirez. Torche à la main, Nicolas examina d’abord l’intérieur de la camionnette.
— Il aurait très bien pu se faire assassiner ici.
— Les gars ont déjà sûrement jeté un œil.
— Je sais… Mais je préfère vérifier par moi-même.
Lucie se focalisa sur l’endroit où manquait le bidon de térébenthine, mais Nicolas n’avait aucune raison de remarquer son absence. Puis ils entrèrent dans la maison. La flic se sentit mal quand elle se présenta devant les marches de la cave et elle se demanda, une fraction de seconde, si elle ne ferait pas mieux de prétexter un mal de tête et de faire demi-tour. La peur d’un mauvais geste, d’un mot de trop l’oppressait. Ils descendirent. Nicolas se retourna soudain.
— Fais attention à…
Mais Lucie évitait la cire d’elle-même, ce qui eut l’air d’interpeller Nicolas. Elle garda la tête basse, ne voulant pas affronter le regard de son collègue. Une fois en bas, elle fixa le sol, les yeux dans le vague. Bellanger lui éclaira le visage avec sa torche.
— Un problème ?
— Non, non. C’est que j’ai vu les photos. C’était l’enfer, ici.
— C’est vrai que t’étais pas encore venue.
Lucie devait à tout prix se ressaisir, Nicolas était sur les dents. Le policier balayait à présent la pièce de courts mouvements saccadés. Il se dirigea vers le fond et illumina l’impact dans le mur.
— C’est pile poil là que Ramirez a été retrouvé. Assis contre cette paroi. La balle était juste ici, derrière sa tête. Et la douille…
Il éclaira le mur opposé.
— À cet endroit, au milieu de ces briques empilées. Ce qui n’était pas logique, d’ailleurs. Je ne comprends toujours pas comment elle a pu se retrouver là.
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