Il s’accroupit, scrutant chaque recoin avant de relire les notes sur son Moleskine.
— Supposons ceci : quelque part, un premier tir dans la gorge tue Ramirez, avec la balle Pébacasi. Puis le tueur traîne le corps au fond, le met en position assise et tire une seconde fois. Il crée l’impact derrière le crâne, juste là, dans le mur. Nous, on retrouve la balle et la douille de la seconde fois, la Tizicu…
— Celle du château d’eau.
— Oui. Mais on ne décèle rien du premier tir. D’où ma question : où Ramirez a-t-il été vraiment tué ? Ici ? Ailleurs ?
Lucie s’approcha, le visage plongé dans un cône d’ombre. Nicolas s’était déplacé vers le centre de la cave. Il éclairait chaque brique, le moindre centimètre autour de l’endroit où la douille avait été découverte. Le premier impact de balle, celui tiré par l’arme de Lucie, s’élevait au-dessus de sa tête, à quelques centimètres sur la gauche. Il allait finir par la trouver alors il fallait détourner son attention, ficher le camp de cet abominable sous-sol. Elle réfléchit et se jeta à l’eau, pesant chacun de ses mots :
— Il n’y a pas trente-six solutions. Jack a éliminé Ramirez ailleurs, avec sa propre arme. Autre endroit, autre moment. Une forêt, un coffre de voiture, une maison… Puis il l’amène ici, dans cette cave, et le replace dans la position exacte de sa mort pour nous tromper. Tu sais quoi ? Je mettrais ma main à couper que les plaies sont post mortem, et que les sangsues ont été placées largement après la mort. De cette façon, on pense que tout s’est passé ici alors que ce n’est pas le cas.
Lucie savait pertinemment que le légiste et l’anapath en viendraient à ces conclusions, alors autant anticiper. Nicolas garda un court silence, puis acquiesça.
— Tu as raison, c’est cohérent. Mais le départ précipité de la fille à l’étage et les traces de rapport sexuel sur le cadavre semblent indiquer que le premier tir, le Pébacasi, a eu lieu quelque part dans cette maison, et non pas à l’extérieur. Quant au second tir, le Tizicu, il sert peut-être uniquement à nous orienter vers la victime du château d’eau par le biais du HK P30 ? Comme si l’assassin de Ramirez avait des choses à nous raconter…
Nicolas balaya la cave de son faisceau une dernière fois.
— C’est curieux, j’ai l’impression qu’il y a une affaire dans l’affaire. Une seconde énigme imbriquée dans la première. Tu n’as pas ce sentiment ?
— Si, si… Comme disait Demortier, il y a un truc qui cloche.
Sur ces mots, Nicolas décida de remonter, au grand soulagement de sa collègue qui jeta un dernier coup d’œil au plafond, repérant le fameux impact. Le capitaine de police se plantait dans ses déductions, certes, mais il se rapprochait tout de même de ce qui s’était vraiment passé. Il s’acharnait sur les détails et accroissait ainsi le danger.
Le portable de Nicolas sonna. Il écouta puis raccrocha, le visage plombé.
— On se remet en route. Ils viennent juste de finir d’analyser le contenu des tubes à essais trouvés dans la trappe.
— Et qu’est-ce qu’ils contiennent ?
— Des larmes.
La misère dégoulinait des HLM sinistres, au nord de Vanves. Escaliers crades, ascenseur défoncé, murs lacérés, regards en croix des locataires. Sharko et Robillard grimpèrent jusqu’au cinquième étage et trouvèrent porte close devant l’appartement de Mélanie Mayeur. Ils interrogèrent des voisins taiseux, qui prétendaient ne pas connaître celle qui habitait à quelques mètres de chez eux. Une fille invisible. De retour au rez-de-chaussée, à proximité du local à poubelles, ils dénichèrent le gardien d’immeuble en plein nettoyage.
— Je ne peux pas vous raconter grand-chose sur elle, je lui dis juste bonjour de temps en temps. Mais je vois son courrier parfois. Des fiches de paie, des trucs dans le genre. Il y a l’adresse de l’expéditeur à l’arrière : les abattoirs de viande porcine, à Chelles. C’est là-bas qu’elle doit bosser.
Les flics lui laissèrent leur numéro de téléphone au cas où Mayeur reviendrait et se remirent en route, direction l’est parisien. Sur le trajet, Robillard donna un coup de fil au bureau et mit Sharko à jour avec les dernières informations fournies par Jacques : Ramirez était impliqué dans le crime du château d’eau et, surtout, planait le mystère d’une histoire de double tir dans sa gorge.
— De plus en plus sinistre, cette affaire, soupira Robillard. Au fait, pour le chien roux qui a dégueulassé ta chemise, là, t’étais vraiment sérieux ? Tu vas l’adopter ?
Franck répondit laconiquement, mains agrippées au volant. Tout ce qui se déroulait autour de lui serrait son crâne comme un étau. L’enquête avançait beaucoup trop vite et, en dépit de toutes ses précautions, des liens se tissaient. En ce moment, une seule idée l’obnubilait : ouvrir la portière et balancer Robillard dehors pour interroger seul Mélanie Mayeur. Elle représentait ce poignard capable de leur trancher la gorge, à Lucie et lui.
Ils arrivèrent dans une zone industrielle saturée de camions, de cheminées, de grues. Travail à la chaîne et fumées grises. L’abattoir était érigé en fin de route, protégé par de hauts grillages et une entrée sécurisée. Un bâtiment plutôt ancien, austère, béton sombre, pas de fenêtres. Le sang, les tripes, les carcasses : Sharko ne connaissait pas Mayeur, mais il lui semblait plus logique de la trouver dans ce genre d’endroit que dans une salle de réception au Ritz.
On les aiguilla vers les bureaux de l’étage. Depuis cinq minutes qu’ils déambulaient, ils n’avaient pas vu l’ombre d’un animal, ni dehors ni dedans, mais il régnait tout de même une odeur perceptible de mort et de bête stressée. Sharko sentait Robillard mal à l’aise. Malgré ses cent dix kilos de muscles, son collègue consommait des protéines de lait, du poisson et du soja. Personne ne l’avait jamais vu avaler un steak, et il s’arrangeait toujours pour ne pas assister aux autopsies.
— Si tu ne supportes pas la viande froide, tu peux attendre dehors, je m’occupe de la fille.
— T’inquiète, ça va aller.
Les présentations furent brèves : les flics devaient interroger Mélanie Mayeur dans le cadre d’une affaire criminelle. Devant les pectoraux bombés de Robillard et le visage pas vraiment sympathique de Sharko, Rémi Marlière, le responsable production, un gros type à barbe et aux allures de pêcheur en haute mer, ne chercha pas à lutter : il voulut faire appeler Mélanie sur-le-champ, mais les policiers préféraient aller la prendre par surprise.
— Très bien. Elle travaille à l’éviscération, aujourd’hui.
— Quel genre d’employée est-elle ? Vous la connaissez bien ?
— Pas grand-chose à dire sur elle. Pas le genre bavarde. Ça fait… Ça doit faire cinq ans qu’elle bosse ici. Toujours à l’heure. Elle fait le job, se coltine les postes dont personne ne veut — sang et tripes —, se tape les nuits et n’a jamais demandé la moindre augmentation. L’employée idéale. Elle a fait quelques malaises ces derniers temps, je lui ai dit de lever un peu le pied. Elle a le teint pâle et n’est pas très épaisse, c’est le moins qu’on puisse dire.
Marlière leur tendit deux casques jaunes.
— Désolé, c’est obligatoire, même pour vous.
Déguisés façon Playmobil, ils s’engagèrent dans des couloirs. Ouvertures de portes, sas, la fraîcheur qui tabasse le visage comme une giclée de glaçons. Ils évoluaient au-dessus des différentes salles, le long d’une plate-forme longitudinale avec vue panoramique. Sharko entrevit les porcs alignés les uns derrière les autres sur un tapis roulant. Assommage par électronarcose… Bras articulé, qui soulève la bête inconsciente et la transporte au-dessus de grilles… Saignée… Évacuation… L’animal, avalé par des bandes en caoutchouc pour passer dans d’autres machines, être ouvert, débité, conditionné, transporté, rangé en rayons, acheté, consommé dans l’assiette, au barbecue, au gril, en salade ou à la poêle, boui-boui ou restaurant étoilé… Au suivant…
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