Franck Thilliez - Sharko

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« Sharko comparait toujours les premiers jours d'une enquête à une partie de chasse. Ils étaient la meute de chiens stimulés par les cors, qui s'élancent à la poursuite du gibier. À la différence près que, cette fois, le gibier, c'était eux. » Eux, c'est Lucie Henebelle et Franck Sharko, flics aux 36 quai des Orfèvres, unis à la ville comme à la scène, parents de deux petits garçons.
Lucie n'a pas eu le choix : en dehors de toute procédure légale, dans une cave perdue en banlieue sud de Paris, elle a tué un homme. Que Franck ignore pourquoi elle se trouvait là à ce moment précis importe peu : pour protéger Lucie, il a maquillé la scène de crime. Une scène désormais digne d'être confiée au 36, car l'homme abattu n'avait semble-t-il rien d'un citoyen ordinaire et il a fallu lui inventer une mort à sa mesure.
Lucie, Franck et leur équipe vont donc récupérer l'enquête et s'enfoncer dans les brumes de plus en plus épaisses de la noirceur humaine. Cette enquête autour du meurtre qu'à deux ils ont commis pourrait bien sonner le glas de leur intégrité, de leur équilibre, et souffler comme un château de cartes le fragile édifice qu'ils s'étaient efforcés de bâtir.
Franck Thilliez est l'auteur d'une quinzaine de romans, parmi lesquels
et, plus récemment,
et
. Lauréat du prix Étoiles du
en France pour le meilleur polar 2014 avec
, il confirme sa place de pilier du thriller français et continue d'alterner one shots et enquêtes menées par son couple phare, Lucie Henebelle/Franck Sharko.
Adapté au cinéma pour
(prix SNCF du polar français), Franck Thilliez est aussi scénariste.
Ses livres sont traduits dans le monde entier. Biographie de l'auteur

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Il alla s’enfermer dans les toilettes et sortit son couteau suisse, un morceau de paille biseautée ainsi qu’un petit sachet de poudre blanche. Avec le tranchant du couteau, il dessina un trait de coke qu’il sniffa avec la paille. Il s’y prit à deux reprises, histoire de récupérer les derniers milligrammes, puis s’essuya le nez. Il nettoya avec soin les rebords du lavabo et la lame de son couteau.

Il prit la route, direction l’Yonne, sans prévenir personne. Ras le bol des procédures qui ne faisaient que les ralentir, Manien pouvait allait se faire foutre.

Les stations d’autoroute ne fermaient jamais, il trouverait quelqu’un pour lui ouvrir les portes. Il coupa par les boulevards droits et vides de la capitale, attaqua l’A6b au niveau de Gentilly puis l’A6, écumée par une poignée de travailleurs nocturnes ou anonymes qui rentraient chez eux. Nicolas imagina le tueur parmi ces conducteurs. Un type qui devait se rendre chaque jour au travail, qui riait avec ses collègues et avait peut-être une famille. Comme les assassins de Camille.

Plus de deux heures trente d’une route déjà empruntée dans la journée. Mais il se sentait bien, à croquer l’asphalte, la radio en sourdine, la drogue à l’assaut de ses sens. La cocaïne ne le faisait pas délirer, au contraire, les cristaux accroissaient sa capacité à réfléchir, ils constituaient un deuxième cerveau en pleine forme venu se greffer sur le premier, trop fatigué. Il aimait la nuit, son néant, ses esquisses à peine suggérées, les lampadaires dont les lueurs orangées se ramifiaient sur son pare-brise comme des réseaux de neurones. La nuit… Son territoire, désormais. Le grand théâtre des âmes en peine.

À 3 h 35, emmitouflé dans son blouson — il devait faire à peine douze degrés —, il se gara devant un bloc blanchâtre à droite du péage de Sépeaux, en face des bureaux de la station d’autoroute où seule brillait une petite lumière. Nicolas se demanda comment on pouvait travailler dans un endroit pareil, à fleur de bitume et dans les odeurs de gaz d’échappement, au milieu de nulle part. L’ennui à l’état pur.

Il alla frapper. Un type à la grosse moustache grise et aux yeux comme des billes lui ouvrit. Chemise en vrac, cheveux hirsutes, gueule enfarinée. Nicolas l’arrachait sans doute à des activités passionnantes.

— Quoi ? Encore une barrière qui marche pas ? Y en a marre de…

Nicolas coupa court et brandit sa carte tricolore, y allant aux tripes, sans fard ni paperasse.

— Quai des Orfèvres. Je suis venu consulter les photos des caméras de surveillance. Les entrées et sorties d’autoroute dans la nuit du 31 août.

L’homme se gratta l’arrière du crâne. Le Quai des Orfèvres, quand même… C’était sûrement la première fois qu’il affrontait ce genre de situation, et il ignorait comment réagir.

— Pourquoi vous allez pas directement à Dijon ? Ils ont l’habitude, c’est eux qui centralisent et…

— Je sais que vous avez envie de retourner vous coucher, qu’il n’y a rien de marrant à être ici à s’emmerder toute la nuit, et c’est encore moins rigolo quand un flic débarque. Mettez-moi juste devant l’ordinateur, je me débrouillerai.

— Je veux bien, mais vous ne devriez pas avoir un papier officiel ?

— On la fait à l’envers, papy. Je consulte d’abord et, si je trouve quelque chose, dans la journée, vous avez une réquisition judiciaire du juge. On fait souvent ça, on n’a pas de temps à perdre avec la paperasse.

Nicolas savait surtout qu’aucun juge ne risquerait de prêter crédit à son idée. Après une hésitation, l’employé s’écarta, et Nicolas entra dans le bâtiment. Papy se montra en définitive coopératif. Il orienta son invité surprise vers une pièce sommaire, munie du strict nécessaire, et lui lança le logiciel.

— Les données sont stockées sur un serveur à Dijon, mais je dispose d’un accès. On les garde un mois, et on efface. Vous seriez venu dans une semaine, c’était mort.

— On va dire que j’ai de la chance, alors.

L’homme expliqua les manipulations à opérer et lui apporta même un café.

— C’est ma femme qui l’a fait, il est bon et la Thermos le garde chaud toute la nuit. Vous cherchez quoi, au fait ? Les fraudes, elles sont gérées automatiquement, c’est pas ça que vous voulez, je suppose ? Alors c’est quoi ?

— Le diable. Je cherche le diable.

— Ben, bon courage, alors. Y paraît que le diable se cache dans les détails.

Nicolas resta seul devant son écran. Les photos étaient archivées par ordre chronologique et par voies. Les voies 1 et 2 géraient les sorties, les 3 et 4 les entrées sur l’A6. Un logiciel s’occupait de tout et permettait d’afficher les plaques d’immatriculation suivant différents critères. Nicolas entra ses paramètres : voies 1 et 2, de 21 heures à minuit, et voies 3 et 4, de minuit à 3 heures. Il avait vu large, mais si l’assassin était passé par l’A6 comme il le supposait, son véhicule apparaîtrait forcément dans ces tranches-là.

Le logiciel moulina, et le verdict tomba : deux mille quatre cent sept véhicules avaient franchi le péage dans le sens A6 vers départementale, entre 21 heures et minuit, et « seulement » cent quatre-vingt-dix-huit dans l’autre sens, entre minuit et 3 heures.

Bon Dieu…

Il commença par le plus simple. Il lui fallut plus de deux heures pour parcourir un premier ensemble de photos et entrer les cent quatre-vingt-dix-huit immatriculations dans un fichier Excel. Et parce qu’il n’avait pas le courage de se taper les deux mille quatre cent sept photos dans l’autre sens, il réduisit sa tranche horaire de recherche : la montre de la victime s’étant brisée dans le château d’eau à 23 h 50, il sélectionna les véhicules passés entre 22 h 30 et 23 h 15. Le nombre chuta à deux cent soixante-quinze.

— Il est 5 heures. Vous n’allez donc pas rentrer chez vous ?

L’homme lui tendit un nouveau gobelet, que Nicolas accepta avec un sourire fatigué.

— C’est ça, chez moi. Cette pièce, la route, mon bureau. Être chez soi, c’est être là où on se sent le mieux, vous ne croyez pas ?

— Ouais, je serais mieux ailleurs, moi. Dites, j’ai une petite requête à vous faire. C’est… c’est pour faire une surprise à ma femme. Je pourrais me prendre en photo avec vous ? C’est pas tous les jours qu’on rencontre un flic du 36.

Nicolas éclata de rire.

— Désolé, mais… moins on s’affiche, mieux c’est. Et puis, vous avez vu la tête que j’ai à 5 heures du mat ? Vous saluerez néanmoins votre femme de ma part. (Il leva son gobelet.) Et merci pour le café. Vous aviez raison, il est bon.

L’homme disparut. Nicolas ne connaissait même pas son prénom. Juste un anonyme qui l’avait aidé, et dont il ne recroiserait jamais le chemin. Et il recommença son travail de fourmi, bercé par le ronronnement des moteurs de voitures, de camions, de motos. Régulièrement, ses yeux se fermaient — la coke n’agissait plus depuis longtemps, mais il ne voulait pas encore sniffer un nouveau rail —, alors il sortit pour prendre l’air et s’emplir les poumons de tabac. Il fumait trop, même la nuit. Il fallait bien crever de quelque chose.

Il poursuivit sa manipulation jusqu’à la dernière plaque minéralogique. Le soleil commençait à se lever, énorme, couleur orange brûlant, s’arrachant aux entrailles du monde à travers les arbres. S’il y avait bien une chose qui ne changeait pas et qui restait toujours aussi belle dans cette foutue humanité, c’était l’éternel recommencement du jour.

Retour à l’écran. Il disposait donc de deux tableaux côte à côte. Existait-il une plaque d’immatriculation présente sur les deux documents ? Quelqu’un était-il entré et ressorti de l’autoroute, la nuit du 31 août, entre 22 h 30 et 3 heures du matin ? La gorge serrée, il cliqua sur une fonction qui réalisait l’opération de comparaison.

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