Franck se redressa.
— Tu m’as sauvé la vie.
Nicolas esquissa un sourire timide. Sharko leva le menton. Au loin, les sirènes de l’ambulance retentirent.
— Faut que tu partes maintenant.
Nicolas regarda son arme entre ses mains, il n’avait pas l’air pressé de fuir.
— Je suis prêt à payer pour ça, Franck, tu sais ?
Sharko ne voulait pas retomber là-dedans. Il l’attrapa soudain par le col, mais sans véritable animosité.
— Ça serait trop facile. T’es un putain de bon flic, peut-être le meilleur d’entre nous. Alors, tu vas te tirer d’ici, ou c’est moi qui te balance dans le vide.
Sharko se retourna. Nicolas était à deux doigts de la falaise.
— Au moins, j’aurais une vraie bonne raison d’aller en taule.
Bellanger eut l’air d’avoir reçu un électrochoc et, l’espace d’un instant, Franck retrouva le regard de l’homme qu’il avait connu et apprécié par le passé. Il sut que Nicolas abdiquait, alors il s’écarta d’un pas et le relâcha. Son collègue resta une poignée de secondes immobile.
— Merci…
Il fit quelques pas en arrière, puis disparut sur le chemin, au moment où des gouttes de pluie vinrent frapper la terre jaune.
Dans un soupir de soulagement, Sharko se tourna vers la mer. En contrebas, il crut voir le corps de Merlin, charrié par les vagues. Il leva la tête, contempla le large quelques instants et, à son tour, disparut à petites foulées en direction de la maison.
Il avait un blessé par balle à rassurer.
La chance leur sourit en ce samedi du mois de novembre. L’automne distribuait ses couleurs les plus chaudes, entre le jaune-brun des feuilles, le vert clair des mousses et le bleu profond du ciel. La température était bonne, et les colonies de nuages sombres accrochés au nord ne gâchèrent ni les photos dans le parc de Sceaux ni la sortie des mariés à la mairie.
Sharko rayonnait dans son costume bleu marine, col en feutre noir et poches droites passepoilées à rabats. La cravate en soie gris perle et la pochette blanche lui apportaient juste le sérieux nécessaire que tout bon flic se doit de garder. Il ne se rappelait plus quand il avait été aussi heureux. Peut-être à la naissance de ses fils.
Il prit la main de Lucie, élégante et aérienne dans son ensemble veste et jupe longue gris pâle. D’amples boucles blondes ondulaient sur ses épaules, et son port de tête gagnait en élégance grâce aux hauts talons qu’elle avait daigné choisir. Il y avait comme une magie dans sa façon de se déplacer, une évidente féerie qui faisait fondre Sharko.
Bras dessus, bras dessous, les jeunes mariés descendirent les marches du perron sous les poignées de riz, les cris de joie et les félicitations de la cinquantaine d’invités. Côté famille, il n’y avait que la mère de Lucie, en larmes, les jumeaux serrés contre elle, une tante de Franck et une cousine avec laquelle il avait gardé contact. Le reste de l’assemblée était composé des collègues du 36, surtout ceux du troisième étage, venus seuls ou accompagnés de leur moitié. Manien avait été invité pour la forme, mais avait tout naturellement trouvé une excuse pour se défiler. Quant à Régine, elle comprenait fort bien qu’il valait mieux pour eux tous ne pas se montrer dans ce nid à policiers. Elle leur avait offert tous ses vœux de bonheur.
Sharko accorda un long regard à Nicolas, encore ému d’avoir été choisi comme témoin — avec Pascal Robillard, qui se dandinait un peu plus loin dans un costume trop étroit pour lui. Les deux hommes avaient eu une longue discussion devant une bière, quinze jours après la mort de Merlin. Sharko avait vu que tout n’était pas mort dans la tête de Nicolas. Une flamme d’espoir avait survécu au naufrage et ne demandait qu’à être ravivée. Certes, le chemin de la reconstruction serait long, mais Nicolas allait retrouver l’envie de vivre et de se battre, Sharko le savait. Manien partait à la retraite dans quelques mois, et Franck était en théorie amené à prendre sa place. Il le lui avait promis : une fois la réorganisation en route, il pèserait de tout son poids afin qu’il réintègre leur équipe. Pour l’heure, Nicolas attendait encore une nouvelle affectation.
Durant leur discussion, Nicolas lui avait expliqué pourquoi il avait voulu tuer Merlin. Il lui avait alors confié ce qui s’était passé, la fameuse nuit de leur dispute devant les champignonnières. Sa virée au B&D Bar, le piège refermé sur lui à l’arrière de sa voiture, la présence floue du vampire et l’injection de la maladie dans son cou.
Les maladies à prions ne pouvaient pas être soignées une fois les premiers symptômes apparus, à cause de l’effet domino dans le cerveau. Mais grâce à l’enquête et surtout à Robillard qui avait remarqué la trace de piqûre, Nicolas avait pu orienter immédiatement les médecins. Il suivait un traitement à la doxycycline, un antibiotique qui, dans la plupart des cas, ralentissait le développement des maladies à prions identifiées. Ralentissait, mais ne guérissait pas.
Qu’en serait-il pour la variante du koroba ? Détectée aussi tôt, la maladie pas encore installée disparaîtrait-elle en totalité de l’organisme de Nicolas ? En garderait-il des séquelles ? Risquait-il, un jour, de se retrouver dénué de peur ? Seul l’avenir le dirait.
Les flics aimaient les traditions, et Lucie et Franck entamèrent la première danse, dans une salle louée au cœur de la ville. Tout s’était fait à l’arrache : la préparation, les invitations, le choix de la date, mais la fête était belle.
Les amoureux tournèrent, tournèrent, emportés par l’élan de leur joie, la musique et les applaudissements.
— On l’a enfin, notre bonheur, murmura Franck à l’oreille de sa femme.
— On l’a. On le met en garde à vue, et on ne le lâche plus.
Elle lui accorda un baiser et ferma les yeux. Demain, ils partiraient trois jours pour Venise, rien que tous les deux. Un morceau de rêve, une parenthèse d’insouciance durant laquelle ils se perdraient dans les ruelles, se donneraient la main et riraient comme deux adolescents qui se découvrent pour la première fois. Puis la vie reprendrait son cours, avec ses joies, ses peines, ses étoiles noires dispersées sur la ligne de leurs destins. Il y aurait d’autres enquêtes, d’autres difficultés, et ils devraient porter encore longtemps le poids de leurs actes de cette fameuse nuit du 20 septembre 2015, mais ils surmonteraient tout cela, parce qu’ils étaient deux, et qu’à deux, ils étaient insubmersibles.
L’affaire Pray Mev n’était pas encore totalement terminée, des points restaient à éclaircir. Sur les membres assassinés de la secte, tout d’abord. Les analyses ADN et les recherches avaient permis d’en identifier douze sur seize. Ramirez et Dupire étaient allés chercher des jeunes en rupture qui déversaient leur haine du monde sur les réseaux sociaux et préféraient l’ombre à la lumière. On leur avait promis le renouveau, la vengeance. On leur avait aussi assuré qu’ils n’auraient plus jamais peur. Ils avaient tous enduré une mort bestiale, au fond d’un abattoir désaffecté. Sharko avait veillé à ce que le meurtre de Ramirez soit attribué à Raphaël Merlin. La raison était simple : le gourou avait voulu punir son disciple, suite au fiasco avec Willy Coulomb…
Les parcours de Raphaël Merlin et de son père conservaient une multitude de zones obscures, et ce serait sans doute la partie la plus difficile à reconstituer. Dans les actes notariés de son appartement du 16 e et de sa maison de Dieppe, Raphaël Merlin était censé être né en 1953 à l’hôpital de Seattle, Washington, fils de Romuald Merlin, médecin et chercheur français installé aux États-Unis, et de Carolin Walters, infirmière texane. Le père, Romuald, était leur sorcier blanc — Van Boxsom l’avait confirmé d’après des photos. Problème : en 1953, Romuald propageait la folie au fond d’une jungle de Papouasie-Nouvelle-Guinée et Raphaël naissait du viol d’une Indienne. Quant à Carolin Walters, elle avait bien existé, avait selon toute vraisemblance eu une liaison avec Romuald, mais était morte en 1956 à Sydney.
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