— Oui. Une contamination par les cellules nerveuses du cerveau engendrait les tremblements, les déséquilibres, puis la mort. Une contamination par le sang développait cette indifférence au danger, mais ne dégradait pas l’organisme.
— Et c’était donc ainsi qu’avait évolué la tribu des Banaru…
— Tout à fait. Les Sorowai et les Banaru étaient deux tribus cannibales mais aux rites différents : contrairement aux Sorowai, les Banaru ne touchaient pas au cerveau de leurs morts. À l’origine, on peut imaginer que le koroba est apparu spontanément chez un Sorowai, ou que c’est un animal qui l’a apporté là-bas.
— Constituant ainsi le cas zéro.
— Oui. Puis la maladie a commencé à se propager de Sorowai en Sorowai suite à l’ingestion des cerveaux. On peut ensuite estimer qu’un premier Banaru a été contaminé par une blessure en s’attaquant à un ennemi sorowai. Et qu’il s’est mis à contaminer ses congénères avec des rites liés au sang propres à cette tribu. Et c’était parti, une variante du koroba galopait dans les veines des Banaru…
Lucie ne voulait pas l’interrompre avec des questions techniques, mais elle se dit, pour se résumer les choses, que dévorer une cervelle devait apporter un maximum de prions défectueux, donc faire des dégâts plus gros répartis dans tout le cerveau, entraînant une dégénérescence rapide — un effet domino accéléré… Le sang malade, lui, en portait peut-être une quantité infiniment plus petite : la maladie se confinait dans le centre de la peur.
Le médecin expliqua que les deux singes étaient morts, que celui dépourvu de peur n’avait plus supporté l’enfermement. Il avait fallu tout reprendre dans les règles : déchiffrer le koroba étape par étape, avec des protocoles scientifiques, cette fois. Avec ses vidéos de l’évolution des singes et ses nombreuses notes, Van Boxsom avait convaincu une équipe de chercheurs et médecins de l’accompagner dans la jungle. Il était retourné là où il avait déjà passé six longues années de sa vie. Mais en arrivant aux abords du village, il avait découvert l’enfer.
— En mon absence, le mal avait frappé.
Le sang… Ce liquide intérieur qui baignait les tissus, gorgeait les muscles, à la fois nourricier et éboueur, porteur de vie et de mort, de remèdes et de maladie, collait sur le sol de l’abattoir.
Quand ils furent regroupés, les flics remontèrent la rivière pourpre qui disparaissait jusqu’au fond des bâtiments. Pas d’autre choix que de marcher dans le liquide poisseux, dont l’odeur de métal en fusion se mêlait à celle de la poussière. On entendait les semelles couiner parmi les fracas de pluie, tandis que les torches croquaient les coins d’ombre du lieu dévoré par l’abandon. Sharko eut une pensée absurde : les vampyres leur déroulaient un tapis rouge.
L’Oreille braqua soudain sa lampe et son arme vers l’intérieur d’un enclos, là même où, jadis, on emprisonnait les bêtes affolées avant de les saigner. Sous les photons, le corps nu se dessina en une sculpture d’ombre et de lumière. Le crâne rasé, l’homme était de dos et agenouillé dans l’espace confiné, les bras pendants, le cou piégé entre deux barres de fer espacées d’une dizaine de centimètres. Il baignait dans son propre sang. Dans son dos, les scarifications Blood, Death, Evil . Et sur sa plante de pied gauche, le sigle Pray Mev.
Sharko s’approcha. Le visage se résumait à un magma de chair que seul un lourd objet — une pierre, une masse — avait pu réduire en miettes de la sorte. Un trou béant souriait dans la gorge, ouverte d’une oreille à l’autre. Un coup de couteau net, précis, et la victime avait dû se vider en moins de cinq secondes. Le sexe pendait comme une gousse de vanille, son gland percé de l’ ampallang à tête de bouc.
Une voix résonna derrière. Il fallut un instant à Franck pour s’extraire de cette vision de cauchemar.
— Il y en a un autre.
Sharko marcha à reculons, au ralenti, sonné. L’enclos voisin présentait le même tableau. Le crâne rasé, le bain de sang, l’exécution, les signes d’appartenance au clan… Et celui d’après aussi, comme une même diapositive qu’on aurait dupliquée à l’infini et fait défiler avec un projecteur.
Les membres du clan étaient alignés, anonymes, saignés comme des bêtes. Impossible de les distinguer, de les reconnaître.
Pascal s’était reculé avec cette envie de s’effondrer au sol, mais il tenait le coup face à l’impensable. Les seuls mots qui franchirent ses lèvres furent :
— Pourquoi ?
Il avait la réponse, mais il éprouvait le besoin de l’entendre de la bouche de son partenaire.
— Le gourou a accompli sa mission, souffla Sharko. Il est allé aussi loin qu’il pouvait mais il savait que tout ceci aurait une fin. Depuis trois ans, du sang malade se répand dans les veines d’innocents. Il sait qu’on est à ses trousses, qu’on se rapproche de lui et que les membres représentent des points faibles parce qu’ils peuvent nous mener à lui. Alors, il se débarrasse de sa matière première. Cet enfoiré a encore l’espoir de s’en tirer. De passer à travers les mailles du filet.
Franck rangea son arme dans son holster d’un geste las, avec cette impression tenace d’être un insecte nécrophage : celui qui arrivait toujours après la fin.
— Il doit être déjà loin à l’heure qu’il est.
— Seize, fit l’un de leurs collègues, blanc comme un cachet d’aspirine. Ils sont seize.
Franck parcourut lui-même tous les enclos, il essayait d’imaginer le scénario : le chef, qui convoque les victimes une à une, qui les emprisonne, les saigne comme des animaux en quelques secondes. Les soumis dépourvus de peur avaient dû se laisser faire. Tout cela lui ficha la nausée.
— Surtout, ne touchez à rien, fit-il. Ce sang est contaminé et renferme la pire des saloperies.
Les hommes restèrent d’abord figés comme des statues de plomb, avant de s’éloigner et d’aller frotter leurs semelles contre les murs, comme s’ils allaient ainsi anéantir la maladie. Le portable de Sharko sonna, il frissonna, mais il ne s’agissait que de Jacques. Il sortit respirer à l’air libre, à l’abri sous un porche. La pluie martelait la terre, vrillait le paysage. Champs et ciel noir s’embrassaient en un baiser minéral.
— Sharko.
— Je crois que je tiens quelque chose de costaud. T’es dehors ? Il pleut pas mal ici, mais on dirait que c’est l’apocalypse autour de toi.
Il ne pouvait pas mieux dire. Pour l’instant, Franck lui épargna leur découverte et trouva un autre abri plus calme.
— Je t’écoute, mais avant, dis-moi : j’ai croisé Nicolas tout à l’heure dans l’escalier. Tu sais pourquoi il est venu ?
— Il était encore là il y a une minute, il est parti. Il a fait un peu de ménage sur son bureau, repris des photos, des objets à lui. Je crois qu’il laissait aussi traîner ses oreilles. Il a posé plein de questions, sur la maladie, les pistes qu’on avait. Je ne sais pas ce qu’il fait, mais visiblement, il n’a pas encore décroché de l’enquête. Bon, pour en revenir à nos moutons, j’ai enfin parcouru la liste des principaux employés du centre Plasma Inc. d’El Paso, en 1980. J’ai joint le centre, mais c’est compliqué sans aller sur place : c’est complètement hermétique, ils ne veulent pas fournir d’infos.
— Ça me paraît logique.
— Alors, j’ai utilisé les moyens du bord : Internet. J’ai tapé les noms des employés les uns après les autres, pour voir où ça menait. Quelques-uns sont encore en activité, j’ai même pu récupérer des CV, des adresses, des photos, tout ce que tu veux. Puis je suis tombé sur un certain Raphaël Merlin. Rien sur le Net concernant l’époque Plasma Inc. mais, d’après l’organigramme que tu m’as fourni, il était l’un des médecins du centre en 1980. La première trace de lui qui apparaît sur le Net date de 2001, dans un article de magazine scientifique en ligne. Ce type est français, 61 ans aujourd’hui. Dans le papier, il est présenté comme un médecin spécialiste des sangs rares et des maladies du sang. Il y parle de drépanocytose, de leucémie, de maladie de Ferjol, de syndrome de Renfield…
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