La tour Péri était en vue. Ils pénétrèrent dans la bouche fétide du hall, la cage d’escalier tout en tags et odeurs de cannabis incrustées jusqu’au cœur de la pierre. Concert muet de semelles sur les marches, feulement des tenues, crissement des casques lourds sur les crânes. Une scène que Sharko avait déjà vécue tant et tant de fois, au cours de sa carrière. L’impression d’un film sans fin.
Sixième étage, porte au fond à gauche, un vrai trou à rats. Les hommes se positionnèrent. Le bélier portatif arracha en deux coups la porte du bâti. Les molosses se déversèrent dans le studio comme une nuée de guêpes jaillies d’une ruche.
Personne. Sharko, Manien et Robillard investirent les lieux. Les draps chiffonnés traînaient dans un coin du salon qui faisait office de chambre. Un tas de cendres gisait au milieu du carrelage : des papiers brûlés. Il était évident que Lassoui avait déserté.
Devant l’échec, les flics accusèrent le coup. Des portes voisines s’ouvraient déjà dans les couloirs. Pascal alla poser des questions aux habitants du palier, tandis que Sharko restait à l’intérieur. Lassoui avait-il été prévenu de leur arrivée ?
La fouille dura à peine dix minutes, plus rien à récolter ici. Il s’accroupit près du tas de papiers brûlés. S’amoncelaient un bout de carnet carbonisé, des cartes prépayées de téléphone. Une feuille avait à moitié brûlé, mais il restait un morceau d’inscription notée à la va-vite au stylo :
…toirs
Nozay
Nozay… Une ville de la banlieue sud, pas loin de Longjumeau. Sharko embarqua le papier et sortit. Les tout premiers interrogatoires du voisinage ne donnèrent rien. Les gens ne savaient pas, personne ne savait jamais rien dans ces tours, de toute façon. Peur des représailles. Les esprits s’échauffaient déjà, les voix portaient dans les couloirs, provoquant d’autres ouvertures de portes, des cris d’enfants, des groupes qui commençaient à se former. Pour le moment, mieux valait ne pas traîner.
Les flics quittèrent les lieux comme ils étaient arrivés : en coup de vent, et les mains vides.
Les abattoirs de Nozay étaient une structure abandonnée depuis les années 1950, à la périphérie de la ville. Assis à son bureau, Sharko avait vite compris, après une recherche sur Internet, à quoi correspondaient les inscriptions en partie brûlées sur le papier.
Il en fit part à Manien, déjà assommé par les appels, les comptes rendus à établir, les réunions à programmer. Le chef était à bout, lui aussi. L’affaire se propageait dans les institutions et les ministères. Au plus haut rang de l’État, les responsables de la Santé paniquaient devant l’ampleur du scandale à venir.
Manien ne pouvait pas solliciter de nouveau la BRI mais obtint néanmoins l’appui de deux membres de l’équipe Joubert. En descendant avec Robillard et ses deux collègues, Franck croisa Nicolas qui montait. Il se retourna dans le dos de Bellanger qui, lui, poursuivit vers le troisième étage sans réagir.
Deux véhicules se mirent en route. Robillard au volant de l’un avec Sharko à côté, muet, tourmenté. Nicolas était peut-être venu rendre son arme ou répondre à une convocation ?
Périphérique, direction l’Essonne, bouchons, coups de deux-tons pour se forcer le passage. Les deux collègues de l’équipe Joubert suivaient. Sharko prit des nouvelles de Lucie par SMS : Walkowiak et elle arrivaient du côté de la ville de Spa, en Belgique, ils atteignaient leur destination. Il ne lui parla pas de la présence de Bellanger au 36.
La pluie se fracassait sur le pare-brise avec une force capable de le réduire en miettes. Pas un mot dans l’habitacle, mâchoires crispées sur visages fermés. Il y régnait une tension électrique, la sinistre impression d’un malheur proche. Les flics étaient trop à cran pour avoir envie de discuter, de toute façon.
Ils atteignirent le sud de Paris, après trois quarts d’heure de galère, s’engagèrent sur la nationale 20 — encore elle. Les braves travailleurs, cul à cul, se dirigeaient vers la capitale. Ils dépassèrent en silence la route qui menait chez Ramirez, là où le cauchemar avait commencé. À travers les murailles d’eau, Sharko ne put s’empêcher de fixer l’antenne-relais qui pourrait le trahir.
Ils doublèrent La Ville-du-Bois et prirent la D35. Trois bornes à travers champs. Puis Nozay, qu’ils traversèrent comme des flèches. Ils sortirent de la ville par l’est, jusqu’aux dernières maisons, et tournèrent plus loin sur une route craquelée, barrée au bout de cent mètres par deux énormes plots de béton. Autour, des friches, des herbes hautes, des monts de terre envahis de végétation interdisaient tout passage motorisé. En arrière-plan, une série de sinistres bâtiments succombaient aux mâchoires du temps : un château d’eau, des entrepôts, des garages, des enclos et les fameux abattoirs. Sharko revit, l’espace d’un flash, les porcs accrochés les uns derrière les autres, enserrés dans leur structure en caoutchouc qui les empêchait de gigoter.
Les flics se rassemblèrent, emmitouflés dans leurs parkas, blousons, K-way. Le vent fouettait les visages, les gouttes s’écrasaient en cratères déments sur le sol. L’impression qu’une seconde nuit tombait, comme si la horde des vampyres empêchait le soleil de se lever. Franck brandit son arme, s’empara de sa torche qu’il garda pour le moment éteinte et prit la tête du groupe.
— On y va. À la moindre alerte, on se rabat.
Ils avancèrent en file indienne, courbés par la force des éléments. Aucune trace de vie, pas de véhicules, l’immobilité des choses mortes. En face se découpait le château d’eau, gros T à l’assaut du ciel, jumeau de celui de Looze. Une vieille baraque taguée jusqu’à l’os, un alignement de citernes rouillées posées sur d’énormes structures en béton, en frontal du long bâtiment où l’on avait égorgé tant de bêtes par le passé. Sharko vit, dans ces lieux, l’infernal résumé de leur enquête au goût de sang, une sorte d’épilogue macabre.
Les flics redoublèrent d’attention lorsqu’ils entrèrent dans l’abattoir, squelette d’acier, de brique rouge, à l’haleine chargée d’humidité, d’odeurs d’écorces, de relents de tripes. La pluie suintait du plafond, les lampes torches balayaient les angles crasseux, les murs d’ombres, le sol éclaté comme si on avait éparpillé des pièces de puzzle. Un roulement de canette pétrifia Sharko, qui se retourna, les deux mains sur son pistolet.
— Ce n’est que moi, murmura un collègue trempé. Désolé.
C’était l’Oreille qui avait gaffé — il devait son surnom à un suspect qui lui avait arraché la moitié du lobe gauche avec les dents. Ils se divisèrent en deux groupes, l’un vers la droite, l’autre vers la gauche. Tout était figé, bouffé par les années. Ils évoluaient là, dans l’antre du sang, il y avait forcément quelque chose à trouver. La symbolique était trop forte. Sharko creusa les niches obscures avec sa torche, s’enfonça toujours plus loin, secondé par Pascal et Jacques, qui frottait son front ruisselant. Les deux hommes retenaient leur souffle.
Lorsque Sharko se retourna pour voir où en étaient les collègues de l’autre équipe, il ne discerna que des Hommes figés, comme englués, leurs torches braquées vers le sol. Leurs pieds luisaient de rouge. Ils levaient leurs semelles d’où semblait couler un liquide visqueux.
Du sang, bien sûr.
La forêt d’Ardenne, à perte de vue, avalait les routes, engloutissait les villages dans un paysage tourmenté. Lucie avait toujours imaginé la Belgique tapissée de champs au relief plat et d’usines hors d’âge, elle affrontait un univers presque primitif, aux sources thermales jaillissantes, où l’arbre et la roche régnaient en maîtres dans un baiser minéral.
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