Avec Geoffroy Walkowiak, ils roulaient depuis plus de cinq heures et approchaient de leur destination. Matthieu Chélide s’était démené pour obtenir l’adresse de source sûre. Ou plutôt, en guise d’adresse, un point sur une carte. Depuis plus de vingt ans, le médecin Arnaud Van Boxsom vivait reclus dans les profondeurs de son pays de naissance, en un havre reculé de la forêt.
Elle dut garer son véhicule sur la dernière trace de route affichée par le GPS : un cul-de-sac en gravier. Il fallait continuer à pied, à travers la végétation, sur plus d’un kilomètre. Elle ouvrit le coffre et en sortit une peinture de Mev Duruel : elle avait trouvé judicieux de l’emporter. Walkowiak fit part de son inquiétude.
— Il n’y a rien ici. Vous êtes sûre de votre coup ?
— Nous serons fixés d’ici quelques minutes.
Sans un mot, ils s’enfoncèrent parmi les fougères, jusqu’à ce que la forêt les engloutisse. Tableau sous le bras, GPS dans l’autre main, Lucie eut l’impression de marcher des heures. Elle commençait à douter, quand elle entendit des claquements réguliers, droit devant, venus perturber la longue apnée de la forêt. L’éclat d’une hache se découpa alors entre les troncs. Au bord d’un trou de verdure, un jeune homme d’une vingtaine d’années fendait des bûches. Il stoppa tout mouvement lorsqu’il les vit éclore d’entre les feuillages. À le voir avec sa hache, Lucie imagina le remake d’un mauvais film gore.
— Nous sommes venus voir Arnaud Van Boxsom.
L’homme se frotta le front et se positionna entre eux et la cabane en retrait.
— Il ne veut pas recevoir de visite.
— Je suis de la police française, M. Walkowiak est directeur d’un Établissement du sang. On a fait plus de quatre cents kilomètres pour venir le voir. Qui êtes-vous, au fait ?
— L’homme à tout faire, dirons-nous.
Lucie lui tendit la toile.
— Dans ce cas, donnez-lui juste ça. Dites-lui que c’est important. Nous attendons ici.
L’individu disparut dans la cabane fondue dans le décor. Le lierre dévorait l’habitation et semblait vouloir l’engloutir vers le centre de la Terre. Seule verrue au tableau : une motocross. Le jeune bûcheron réapparut une minute plus tard. D’un signe, il leur indiqua d’entrer, avant de retourner vers son tas de bois.
L’ancien médecin était comprimé dans un fauteuil — ou plutôt, c’était le fauteuil qui semblait s’être moulé autour de lui. Lucie pensa à un parchemin d’archives. Il était vêtu simplement — tee-shirt gris, pantalon en toile beige, les pieds nus chaussés de sandales en cuir. Rapide tour d’horizon. La cabane était équipée du strict minimum : une cuisine en dé à coudre, une chambre au bout d’un petit couloir, un coin toilette et, surtout, des livres, tellement nombreux qu’ils semblaient constituer les murs mêmes de l’habitation.
La toile reposait sur les genoux du vieillard.
— Qui êtes-vous ? Où avez-vous eu ce tableau ?
Walkowiak prit les devants et entra dans le vif du sujet : il était probable qu’une maladie à prions nouvelle s’en prenait en ce moment même au cerveau d’individus contaminés par le sang et s’attaquait au centre de la peur. Et ils étaient ici parce que ce tableau faisait partie de l’énigme et avait été peint par une femme ayant probablement vécu durant son enfance au fond d’une jungle de Papouasie-Nouvelle-Guinée dans les années 1950. Là où lui-même avait travaillé sur le koroba.
— Cette peintre… Quel âge a-t-elle aujourd’hui ?
— Une soixantaine d’années.
— Bon Dieu, soupira le vieil homme. Celle que j’ai vue étant gamine est toujours vivante…
Quand elle vit la façon dont il parlait et caressait le tableau, Lucie sut que toutes leurs réponses étaient enfin là, endormies dans les replis de ce vieux cerveau. L’homme s’humecta les lèvres d’un bref mouvement de langue, puis considéra encore la peinture.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Mev Duruel.
— Duruel… C’est le nom d’un entomologiste français qui faisait des recherches sur les araignées et était parmi les colons à cette époque. Cette fille n’était pas la sienne, mais après tout ce qui s’est passé, je suppose qu’il l’a prise sous son aile et ramenée en France.
Il leur demanda d’aller chercher les deux chaises et un tabouret dans la cuisine. Ils s’installèrent face à lui.
— Tout le monde s’est toujours fichu du koroba. Un vrai fiasco. Cette maladie que j’avais découverte au plus profond de la jungle n’a fait l’objet que de quelques articles dans des revues, et c’était il y a plus de cinquante ans. Comment vous en avez entendu parler ?
— On travaille avec un excellent anatomopathologiste à la mémoire d’éléphant, répliqua Lucie. Ces articles dont vous parlez, il les avait lus il y a des années.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir précisément ?
— Tout. Saisir le sens de ce tableau. Savoir d’où vient Mev Duruel et si des individus, dans la jungle, ne ressentaient plus la peur quand vous étiez là-bas. Comprendre comment cette maladie a pu traverser la forêt, toucher des personnes au Mexique et se retrouver en France.
Van Boxsom encaissa, il paraissait effrayé par les propos de Lucie.
— Toucher des personnes au Mexique ? Se retrouver en France ? Seigneur Dieu… Parlez-m’en d’abord. Expliquez-moi tout ce que vous savez.
Il exprima une vraie curiosité, posa des questions. La carcasse était fatiguée, mais les neurones flambaient sous le crâne plissé. Après quelques échanges, le vieux médecin gonfla ses poumons et lâcha son trop-plein de souvenirs.
— Je suis né ici, mais j’ai grandi en Australie, mes parents étaient géologues et travaillaient dans les minerais de fer. Je venais de terminer mes études de médecine à Adélaïde quand j’ai entendu parler d’une « étrange maladie », au milieu des années 1950. Des paroles circulaient comme une légende, rapportées des voyages des aventuriers, des géographes, des anthropologues qui s’aventuraient pour la première fois dans les zones les plus reculées de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. C’était l’époque des grandes explorations, des découvertes. Plusieurs sources certifiaient qu’une maladie obscure frappait une petite tribu primitive des hauts plateaux de l’est. Que des indigènes tremblaient comme des feuilles, perdaient l’équilibre, déliraient. Ces mêmes aventuriers qui étaient revenus des profondeurs de la jungle racontaient aussi que, par-delà le fleuve de cette région sauvage, régnaient la violence et le mal à l’état pur.
Dehors, les coups de hache reprirent avec une régularité de métronome. Lucie distinguait les frondaisons des arbres s’agiter par les fenêtres. Elle pouvait facilement s’imaginer au cœur de jungles hostiles de Nouvelle-Guinée, avec leurs montagnes mordues par la végétation, leurs sommets plongés dans les nuages, peuplés de tribus étranges.
— J’avais terminé mes études. Je vous épargne les détails, j’ai fini par m’installer dans une enclave coloniale de Nouvelle-Guinée — l’île était australienne —, à deux jours de marche de la région où sévissait la maladie. Ces zones lointaines où l’homme civilisé mettait à peine les pieds étaient le territoire du cannibalisme et de la sorcellerie. Les colons me prenaient pour un fou : qu’est-ce que j’allais faire dans cette brousse dangereuse, auprès de primitifs qui mangeaient leurs morts ? D’autant plus que les rumeurs rapportaient que, deux ans auparavant, des hommes blancs — certains parlaient même d’un médecin, un Français — avaient disparu dans ces contrées hostiles. Mais je n’avais pas 25 ans, j’avais en moi cette soif d’aventure, et il faut avouer que j’étais un peu fêlé… Alors, j’ai d’abord fait plusieurs expéditions courtes chez les Sorowai. J’ai vu le mal frapper…
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