Franck Thilliez - Hostiles

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Nouvelle ou roman : Franck Thilliez sait comment nous glacer les sangs !
Ce n'était vraiment pas son jour. À la fin d'une journée de travail en plein cœur des Cévennes, Léa, jeune photographe animalière, tombe en panne de voiture sur une route de montagne sinueuse et peu fréquentée. Elle est soulagée quand un homme finit par passer et s'arrêter pour l'emmener. Malheureusement, lorsqu'un projectile frappe la voiture, Marc, par réflexe, fait un écart et c'est la chute. Léa et Marc se retrouvent pris au piège en contrebas de la route, dans la forêt, prisonniers dans la voiture, sans eau, sans nourriture, sans téléphone. Le tableau semble désespéré, pourtant le pire n'est pas toujours où l'on croit…
Hostiles

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FRANCK THILLIEZ

Hostiles

Le glissement de l’eau contre les rochers, juste là. Un cri de rapace plus lointain, repris en écho par les parois abruptes des gorges. Bruit de verre brisé, aussi, lorsque Léa bascule sa tête sur le côté. Des débris de vitres en miettes glissent dans son cou, ses cheveux, le long de ses cuisses fines et bronzées. Elle en a même sur les lèvres.

Ouvrir les yeux demande un terrible effort. Son monde, autour, se résume à un cube de tôle repliée, de plastiques déchiquetés. Les airbags ont explosé. La géométrie intérieure de l’habitacle forme une figure improbable, un monde d’arêtes et de creux dans lequel il aurait été impossible de faire entrer un être humain. Sauf que là, les êtres humains sont déjà à l’intérieur.

Léa tourne péniblement la tête vers le siège conducteur. Mal aux cervicales, au crâne, au bassin. La ceinture de sécurité lui semble incrustée dans sa chair, elle compresse sa poitrine.

Elle voit que le conducteur fouille dans le rangement latéral de la portière. Il entend du bruit et tourne la tête vers elle. Il a un gros hématome sur le nez, résultat sans doute du gonflement de l’airbag qui a explosé. Du sang a coulé et séché jusqu’au col de son sweat-shirt. Le volant menace de lui rentrer dans le torse et rend ses mouvements difficiles.

— Rien de cassé ? demande-t-il.

La jeune femme essaye de se rappeler : une belle séance photos au bord des gorges, sa panne de voiture au retour, sur une route paumée au cœur des Cévennes, aux alentours de 19 h 30. Une heure d’attente avant le passage d’un véhicule. Puis ce type, qui se propose de la déposer à son hôtel, à vingt kilomètres de là, plus au sud. Elle monte, ils roulent à peine cinq cents mètres. Juste le temps de faire les présentations, elle sait qu’il s’appelle Marc. Deux ou trois lacets, puis le début de la descente. Et là, d’un coup, un gros bruit contre la vitre conducteur, le véhicule qui quitte l’asphalte. Léa se rappelle la pente vertigineuse, la voiture qui bondit de tronc en tronc comme une balle de flipper jusqu’à s’arrêter définitivement.

Ensuite, le trou noir.

La jeune femme sent ses jambes, peut remuer les pieds, les orteils, mais ses cuisses sont prises entre le tableau de bord affaissé et le siège. Elle force, en vain : ses rotules font barrage et l’empêchent d’extraire ses jambes de leur confinement.

— Ça a l’air d’aller. Mais je ne peux pas sortir mes jambes de là.

Marc pose ses deux bras sur le volant et essaie de pousser, sans succès.

— J’ai le pied coincé là-dessous. La ceinture m’écrase mais sinon, ça va. Tout l’avant de la voiture s’est comprimé. À quelques centimètres près vous n’aviez plus de jambes, et, moi, je n’aurais pas été là pour vous parler.

Léa parvient à déverrouiller sa ceinture de sécurité.

— Vous avez de la chance, dit Marc. La mienne semble bloquée. Essayez de l’enlever.

Léa appuie sur le gros bouton rouge mal en point, mais rien n’y fait, Marc est piégé. Elle tente tout ce qu’elle peut pour extraire ses jambes ; les minutes écoulées finissent par avoir raison de sa patience : impossible de sortir du véhicule. Elle observe autour d’elle, ne discerne que des arbres dans toutes les directions. En face, à cinq mètres à peine, elle aperçoit une rivière sans vigueur, pompée par la sécheresse, au-dessus de laquelle semblent graviter des nuages d’insectes. Une vague odeur de vase, mêlée à celle de la sève de pin, emplit leur espace de vie.

— Quelque part, on a eu de la chance, dit Marc. Si les arbres n’avaient pas freiné notre chute, on se serait noyés.

— Une vraie chance, oui. Remercions les arbres de nous avoir comprimés comme des sardines.

Léa tourne la tête autant qu’elle peut. À l’arrière, elle entrevoit la route creusée dans la montagne, à au moins vingt mètres en surplomb. C’est de là-haut qu’ils ont dévalé la pente. Autour, la nuit tombe, la chaleur étouffante de la journée se replie doucement. La voiture n’est plus qu’un squelette dont la cage thoracique s’est refermée sur deux cœurs gorgés d’inquiétude. Léa pense soudain à appeler de l’aide, mais une lueur brille soudain dans ses yeux. Sa main gauche se porte vers la poche de son short.

Vide.

— C’est pas vrai…

Elle se contorsionne, glisse la main sous ses fesses, dans le moindre interstice de tôle, fouille en vain.

— J’ai plus mon téléphone. Où est le vôtre ?

— Il était là, sur le tableau de bord. Disparu.

Léa se baisse, se tord, cherche encore. Elle doit se retenir de ne pas pleurer. Elle est en vie, c’est un miracle, et c’est l’essentiel.

— Pourquoi vous avez quitté la route ? Que s’est-il passé ?

— Je n’en sais rien. On roulait tranquillement, quelque chose a cogné contre ma vitre. Un oiseau, un caillou décroché de la paroi, j’en sais rien. Avec le choc et la surprise, j’ai dévié sur le bas-côté et perdu le contrôle. Il n’y avait pas de parapet.

Il touche son nez dans une grimace, du sang couvre le bout de ses doigts.

— Ça fait mal. Il y a des mouchoirs, dans la boîte à gants. Si vous réussissez à l’ouvrir…

Léa force, secoue la tête.

— Elle est coincée. Prenez votre casquette pour vous essuyer.

Marc regarde la boîte de rangement, il ne touche pas à la casquette plongée à l’intérieur et dont la visière déborde. Il finit par se frotter les mains dans son sweat.

— Je me suis réveillé il y a un quart d’heure, dit-il. Ma montre est cassée, mais vue l’obscurité, je dirais que ça fait au moins trois heures qu’on est bloqués ici. Personne ne nous a vus tomber, ni ne sait que nous sommes dans ce trou. Sinon, les secours seraient déjà là.

Léa se contorsionne encore une fois, elle n’imagine pas passer une nuit complète dans cet enfer.

— La route qu’on a empruntée n’a pas l’air très fréquentée.

— Les touristes passent de temps en temps dans le coin mais ils ne s’arrêtent pas. Il n’y a pas de sentiers praticables à proximité, c’est trop sauvage. Juste quelques résidences secondaires de bourgeois, sur les hauteurs, un peu plus en amont.

Il se penche pour soulager sa poitrine comprimée par la ceinture, respire un bon coup, se remet droit dans son siège.

— Je n’ai pas eu l’occasion de vous demander ce que vous faisiez sur cette route perdue.

Léa fait glisser ses deux mains sur son visage. Elle est crevée de ses dernières journées, elle n’a pas dormi beaucoup et, avec cet accident, son organisme est au bord de la rupture.

— Je suis photographe animalier, je bosse en free-lance . J’ai passé la journée du côté des gorges.

— Quelqu’un vous attend à l’hôtel où je devais vous déposer ?

Elle secoue la tête.

— Personne. Ni à l’hôtel, ni chez moi. J’ai loué une chambre pour une semaine, et j’ai prépayé.

Léa se rend soudain compte qu’elle a laissé son matériel photo et son ordinateur portable — plusieurs milliers d’euros — dans le coffre de sa voiture. Cette panne improbable l’avait mise sur les nerfs, elle avait été tellement heureuse d’apercevoir enfin un véhicule…

Elle chasse les infimes morceaux de verre dans ses cheveux, en cherche un suffisamment gros et tranchant pour s’attaquer à la ceinture de Marc. Mais n’en trouve pas. Les constructeurs automobiles ont franchement assuré en matière de sécurité, avec leur fichu verre feuilleté.

Elle considère son interlocuteur. Grand et brun, très costaud, vingt-cinq peut-être, il est vêtu d’un jean et d’un sweat fin à manches longues. Il a un visage un peu ingrat, marqué par les vestiges d’une acné abondante.

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