Elle a une nouvelle idée. Elle récupère la canne à pêche et en décroche le minuscule hameçon.
— Vous pêchiez quoi avec ça ? Des épinoches ? Ce n’est pas très costaud, mais on peut toujours essayer…
Elle se met à enfoncer difficilement la pointe d’acier dans la ceinture de sécurité de Marc, toujours au même endroit.
— Ça va être interminable, votre truc, fait Marc.
— Le temps, c’est pas ce qui nous manque.
Les minutes passent. Léa finit par avoir mal aux doigts, Marc prend le relais. La pointe se tord, s’émousse, lui transperce parfois l’index. Léa veut à nouveau intervenir, mais Marc refuse.
— Laissez-moi, ça m’évite de penser aux mouches. Au moins, tant que je suis occupé, elles n’existent plus…
Il s’applique à la tâche. Léa se cale de son côté et essaie de s’endormir un peu, histoire de ne pas songer à la soif qui arrive. En vain.
Au bout d’un certain temps — une heure, peut-être deux —, un ronflement lointain se fait entendre. Cette fois il ne vient pas de la route, mais du ciel. Léa se penche et lève les yeux. Une petite tâche apparaît parfois à travers les frondaisons et se dirige dans leur direction. Aucun doute, il s’agit d’un hélicoptère de la gendarmerie nationale. Il vole relativement bas, à allure modérée. Et va passer juste au-dessus d’eux. Léa est folle de joie, elle essaie d’actionner les phares mains en vain : aucune lumière.
— Mince ! Ils fonctionnaient ! Que s’est-il passé ?
— La batterie est morte, on dirait.
Elle ne l’écoute déjà plus et se remet à crier en direction du ciel, même si ça ne sert à rien. Marc interrompt son travail et reste immobile, à écouter les grandes pales frapper l’air lourd. Soudain, l’engin vire de bord et part en direction du soleil. Nouveau coup de massue pour Léa. Cette fois, elle est au bord de l’explosion. Elle fixe Marc avec rancune.
— La batterie n’était pas morte ! Quand j’ai allumé les phares, cette nuit, ils éclairaient parfaitement !
— Eh bien, on va en déduire qu’elle s’est vidée entre-temps. La petite lampe de l’habitacle, ça consomme, l’air de rien. Et qui vous dit qu’il n’y a pas un contact électrique, quelque part, qui a pompé le jus de la batterie ?
Léa a envie de le gifler. Ce type est beaucoup trop calme.
— Pourquoi vous n’avez pas crié avec moi, bon sang ?
— À quoi bon ? Ils ne pouvaient pas nous entendre.
— N’importe qui aurait crié. C’est un réflexe de survie.
— Faut croire que non. Ces hélicos, ils survolent très souvent la région. Ils traquent principalement les braconniers placés bien plus hauts sur les montagnes.
L’un de ses yeux s’agite dans son orbite comme une balle de ping-pong. L’autre fixe Léa sans bouger.
— Pourquoi ils nous rechercheraient, puisqu’ils ne sont même pas au courant qu’on a disparu ? ajoute-t-il.
Léa sait qu’à ce moment, il la sonde et guette sa réaction. Même s’il ne peut pas bouger beaucoup pour le moment, il pourrait très bien l’assommer d’un grand coup de poing ou l’étrangler. Elle fait cinquante kilos, il doit peser le double. Par réflexe, elle réajuste son débardeur, se rendant compte que sa poitrine est bien visible. Elle le regrette aussitôt et fait mine d’accepter ce qu’il lui raconte.
— Vous avez raison. Les braconniers…
Elle tourne la tête et ferme les yeux. Rester calme, surtout. Ne pas réveiller les instincts, les doutes, tout ce qui fait de l’homme un animal.
Mais au fond d’elle-même, elle bouillonne, certaine que Marc n’est pas net.
C’est lui que les gendarmes recherchent, elle en est sûre.
Il ne veut pas qu’on le retrouve et fera tout pour ne pas se faire prendre.
*
Léa a peur. Elle essaie de se remémorer le moment de sa rencontre avec Marc. L’attente interminable, les garagistes locaux qui ne répondent pas. Normal, il est tard, on ne tombe pas souvent en panne ici. La vieille berline qui s’arrête. Un homme sort avec le sourire, plutôt rassurant. Rien d’étrange, de décelable dans son comportement. Juste un type qui roule dans l’endroit le plus paumé du monde et se propose d’aider une jolie femme en panne. Léa est montée sans se poser la moindre question. Qui passerait la nuit dans sa bagnole au cœur du Gévaudan ?
Désormais, elle n’ose plus regarder Marc, elle craint qu’il lise au fond de ses pensées. S’il arrive à se libérer, que va-t-il se passer ? Va-t-il l’abandonner là ? La tuer, parce qu’elle est capable de l’identifier ? Et pourquoi pas, prendre un peu de plaisir, avant ? Autant en profiter.
Elle ne sait que penser, tout s’embrouille dans sa tête. Et si elle fantasmait complètement ? Et si cet hélicoptère recherchait vraiment des braconniers, et que Marc n’était qu’un pauvre type venu couler deux mois tranquilles au milieu de la nature ? Vu son physique, ce ne doit pas être facile avec les filles. Alors la pêche, la chasse, la solitude : c’est logique, au fond.
Elle aimerait faire semblant de somnoler mais n’y parvient pas à cause des nuisibles qui bourdonnent et viennent pomper son sang et sa sueur. Elle ne peut s’empêcher de les chasser d’un geste brusque, répétitif, automatique. La soif fait gonfler sa gorge, et elle commence à avoir sérieusement envie d’uriner. Depuis deux ou trois heures, la chaleur dans l’habitacle est devenue insupportable. Le soleil brille à son zénith et, malgré les frondaisons, les rayons dardent le toit et la lunette arrière. Et puis il y a cette odeur d’eaux stagnantes, de pourriture, qui s’amplifie.
Des heures passent, encore, elles sont comme des coups de scalpel dans le moral. Marc sue et, pourtant, ne relève même pas les manches de son sweat. Il s’en est pris aux insectes. Il en écrase tant qu’il peut, jure, va même jusqu’à se faire mal, tant il cogne, heurtant parfois un obstacle violemment. Elle a tué trois mouches et s’est amusé à les enfiler sur l’hameçon devenu inutilisable pour la ceinture.
Au plus fort de l’après-midi, la jeune femme se sent partir. Elle a l’impression de fermer les yeux une fraction de seconde mais lorsqu’elle les rouvre, le soleil a disparu, les ombres bienfaisantes se répandent tout autour d’elle. Les mouches entrent et sortent de la voiture dans un ballet incessant, leur liberté outrageante a de quoi rendre fou. La jeune femme récolte la sueur autour de ses lèvres avec ses doigts et les lèche. Elle renifle et ne sent plus aucune odeur : ses cellules olfactives sont probablement saturées.
Elle tourne la tête vers Marc. Il a le front trempé et dort profondément, la joue sur le volant. Sa respiration est lente, régulière, son nez est complètement violet. Sa ceinture de sécurité est déchiquetée sur un tiers de la largeur. La manche gauche de son sweat est un peu relevée, et dévoile de larges cicatrices. Léa fronce les sourcils, elle n’a aucun doute sur l’origine de ces vieilles scarifications : tentative de suicide.
La jeune femme fixe le bord de la casquette qui dépasse du rangement, côté conducteur. Depuis le début, Marc a refusé d’y toucher, y compris pour chasser les insectes ou se protéger le crâne de leurs attaques. C’est bizarre. Sans faire de bruit, Léa se penche vers la gauche, tirant le plus possible sur ses cuisses. Ses muscles sont raides comme des nerfs de bœuf, à la limite de la crampe. Le plus doucement possible, elle glisse le bras dans l’interstice entre les jambes et le torse de Marc. Ses doigts palpent le bout de la casquette. Elle grimace, serre les dernières phalanges et tire vers elle. À ce moment, quelque chose enroulé dans le tissu tombe aux pieds de Marc. Bing . Léa n’a pas eu le temps de voir de quoi il s’agissait. Elle s’immobilise, Marc s’agite. Elle remet vite la casquette à sa place et reprend sa position : la nuque contre l’appuie-tête, les deux yeux fermés, la bouche un peu ouverte.
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