La ceinture de sécurité est impossible à arracher. Plus le temps passe, plus les forces leur manquent. Marc use ses dernières cartouches à empêcher aux insectes d’explorer sa peau et pomper son sang. Il y a vingt, trente intrus volants à l’intérieur de l’habitacle. L’homme a enfilé une dizaine de mouches à du fil de pêche, en faisant un collier macabre. Il lui arrive de marmonner à l’attention du collier, sans qu’elle comprenne.
Léa fixe les ombres des cimes. La lune est grosse et rousse.
— Vous vous fichez de ne pas sortir d’ici, n’est-ce pas ?
Elle laisse planer un silence avant de poursuivre :
— Vivre ou mourir, pour vous, c’est pareil…
Pas de réponse. Léa entend juste le craquement du verre sous les semelles, le couinement du Skaï des sièges lorsque Marc bouge un peu.
— Vos manches longues… C’est pour cacher vos cicatrices. Vous avez essayé de mettre fin à vos jours, vous avez échoué. Alors vous vous dites que maintenant, c’est peut-être l’occasion. Vous n’avez plus rien à perdre…
Marc contemple son horrible collier de mouches.
— Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas.
— Vous ne voulez pas qu’on nous retrouve parce que vous avez envie d’y rester, cette fois. C’est aussi simple que ça. Et vous voulez m’entraîner avec vous. C’est tellement plus facile, à deux.
— Arrêtez, j’ai dit.
Elle est lasse, fatiguée, mais trouve la force d’étirer les lèvres.
— Vous savez quoi ? J’ai cru que vous étiez une espèce de criminel en fuite. Que vous aviez commis un hold-up, un truc dans le genre, et que vos complices avaient décidé de vous faire la peau.
Petit rire de Marc.
— Vous avez une sacrée imagination.
Dans l’obscurité, elle devine qu’il la regarde. Elle pense à ces caresses qu’il lui faisait pendant qu’il la croyait endormie. Des gestes de tendresse, peut-être. Ou des instincts de mâle, tout simplement.
— On pense cerner les gens parce qu’on échange deux mots avec eux, dit Marc. Ou parce qu’ils ont un physique particulier.
Un silence. Il respire fort.
— Le pire, ça a été les railleries des filles à l’école… Des filles de votre genre. Vous avez combien ? Vingt-six, vingt-sept ans ?
— Vingt-trois.
— Vous êtes encore naïve. La naïveté, c’est tellement dangereux dans le monde d’aujourd’hui… Vous êtes montée avec un inconnu. Il aurait pu se passer n’importe quoi dans cette voiture.
— Rien de pire que ce qui se passe en ce moment, en tout cas.
Il y a soudain un craquement, quelque part autour d’eux. Le bris net et précis d’un morceau de bois écrasé par quelque chose de lourd.
— Vous avez entendu ? fait Léa.
— J’ai entendu, oui. Silence…
Instinctivement, Léa s’écarte de la fenêtre passager. Plus un son, et c’est sans doute le plus effrayant : un animal n’aurait-il pas continué à faire du bruit ? Qu’est-ce qui se tapit, là, près d’eux ?
Léa pense au gamin, il a peut-être eu des remords et s’est décidé à leur venir en aide. Elle roule des yeux. Rien ne bouge sur sa droite. Des flaques d’obscurité se répandent entre les troncs immobiles qu’elle distingue à peine. Les mouches continuent à taper sur la lunette arrière dans leur bourdonnement hypnotique. Ces fichues bestioles ne dorment jamais.
D’un coup éclate un monstrueux craquement d’os. Léa se tourne vers son voisin dans un cri et a le temps de voir l’extrémité d’une batte de base-ball disparaître dans les ténèbres. Le nez de Marc est complètement enfoncé dans son visage. Le sang a giclé partout. Son front s’écrase lourdement sur le volant.
Plus rien.
La jeune femme fond en larmes. Elle scrute partout, se réfugie autant qu’elle peut vers le centre de l’habitacle. On peut l’attaquer de n’importe où. Face, côtés…
— Je sais que vous êtes le grand frère, lance-t-elle. Vous pouvez encore tout arrêter. C’était juste un accident. Un simple accident.
Des bruissements, autour. Soudain, une voix jeune, celle d’un môme qui n’a peut-être même pas dix-huit ans :
— Vous auriez dû crever dans la chute. Mais vous vous accrochez. J’ai pas envie de finir mes jours en prison si vous réussissez à sortir d’ici. Mon père supporterait pas. Moi non plus.
Des sanglots, qui finissent par s’estomper. Le silence, des pas. Léa retient son souffle. D’un coup, la batte surgit et vient se fracasser à deux doigts de son visage. Un grognement.
— Vous pouvez pas vous laissez faire, merde ?
La batte arrive encore dans un feulement, Léa se baisse au maximum, la douleur explose dans ses jambes. Elle est prise au piège. L’ombre est au niveau de la fenêtre à présent, elle se penche. Léa a le temps de voir un visage rond, grassouillet, et deux yeux grossis par des verres de lunettes. Il essaie de frapper, mais Léa est trop loin, le montant de la portière fait obstacle et empêche à l’agresseur d’armer son geste au maximum. Il grimpe sur le capot démoli, s’agenouille, arme sa batte comme s’il voulait frapper une balle. Il est face à Léa qui, d’un coup, ramène le bras de l’arrière de la voiture et le touche en pleines mâchoires avec la manivelle en acier.
Un seul coup suffit. Le gamin s’effondre juste devant elle, les bras écartés, comme un ours qu’on vient d’abattre d’une balle au beau milieu du crâne.
*
Marc est mort.
Ses yeux et sa bouche sont restés ouverts. Le sang a durci sur son visage. Léa agite les bras dans tous les sens, chasse furieusement les mouches qui s’intéressent déjà à son cadavre, poussant de vains hurlements.
Elle attend les toutes premières lueurs de l’aube pour se pencher vers le corps froid et essayer de localiser l’objet tombé de la casquette. Elle tremble, écrasée par la sinistre impression que Marc va bouger d’un instant à l’autre. Elle tend le bras, palpe à l’aveugle sur le sol, entre les morceaux de plastique et de tôle. Elle est obligée de toucher le cadavre pour augmenter son champ d’exploration. Pas loin des pédales, ses doigts explorent soudain un objet rectangulaire, qu’elle ramène à elle.
Un téléphone portable.
Léa retient son souffle lorsqu’elle laisse son doigt enfoncé sur le bouton d’activation. L’engin s’illumine, le système d’exploitation démarre. La jeune femme a repris sa place, son cœur doit battre à cent cinquante pulsations. Elle imagine déjà le pire : pas de réseau. Elle rit nerveusement, manquerait plus qu’elle crève avec un téléphone fonctionnel dans la main. Non, non, ça va marcher, elle y croit, elle le sait. En attendant, ses yeux se portent vers le jeune étalé sur le capot. Il a bougé tout à l’heure, il n’est pas mort, c’est certain, mais vu son état, il sera bien incapable de lui faire du mal à présent.
— Vite, vite !
Les icônes apparaissent, la batterie est bien chargée, les barres indiquant la présence de réseau s’affichent.
Dire que Marc avait ce téléphone à portée… Que n’importe quand, il aurait pu les sortir de là. Elle lui en veut terriblement, il voulait l’entraîner avec elle dans sa chute.
Elle se rue sur les touches, compose le 17, retient son souffle. Une voix, enfin.
— Gendarmerie nationale…
La fin du cauchemar.
*
Claquements de portières, tout là-haut. Des gendarmes et des pompiers sont là. Léa murmure plus qu’elle ne crie :
— Je suis là, je suis là…
Elle pleure de joie, les yeux rivés sur ce téléphone qui lui a sauvé la vie.
Très vite, six hommes se présentent autour du véhicule. Le môme est embarqué sur une civière, il est à moitié conscient et gémit. Un type en uniforme se penche par la fenêtre.
Читать дальше