— Je ne supporte pas les bourdonnements, excusez-moi. Quand j’étais petit, mon père entreposait des dépouilles de lapins dans le hangar de la ferme. Il y avait toujours de grosses mouches vertes, je les vois encore explorer le moindre reste de chair avec leurs petites trompes. Il a suffi que mon père m’enferme une fois là-dedans pour…
Il tourne la tête et la transperce du regard.
— Vous comprenez ?
Léa acquiesce. Inconsciemment, elle a un petit geste de retrait et finit calée contre sa portière et son siège.
— Je vous ai fait peur, je suis désolé.
— Non, mais c’est juste… On ne se connaît pas…
Elle tend l’oreille. Nouveau ronflement de moteur. Elle s’agite jusqu’à se faire mal aux jambes.
— Une autre voiture. Faites des signaux lumineux avec les phares. Je vais crier.
Marc s’exécute. Feux de route, plein phares. Feux de route, plein phares. Le véhicule approche, Léa aperçoit un halo de lumière qui dévore la route, tout là-haut. Elle prie pour que le chauffeur n’ait pas mis la radio, pour qu’il soit attentif parce qu’il fait très noir et que la descente est dangereuse. Comme la première fois, elle fait le maximum de bruit avec ses mains, ses cordes vocales. Elle a l’impression que la Terre entière peut les entendre, les voir.
— On est là, dans le ravin ! Au secours !
Elle a mal, ses genoux sont compressés mais elle s’acharne. En haut, le jaune des phares devient rouge, le bruit baisse en intensité. Léa n’a plus la force de frapper sur la tôle. C’est fini, elle abandonne.
Mais le ronflement de moteur se stabilise, la voiture s’est arrêtée. Léa est suspendue au bruit qui regagne en amplitude, accompagné du sifflement caractéristique d’une marche arrière. La jeune femme se tourne vers Marc, folle de joie.
— Ils reviennent ! Je le savais ! Les phares, les phares !
Elle reprend ses cris, cette fois le désespoir s’est mué en joie. Plus aucun doute : au-dessus, le moteur tourne au ralenti, et deux faisceaux jaunes trouent la nuit, s’élançant droit dans le vide, au-dessus d’eux. Jamais Léa n’a éprouvé tant de bonheur à entendre des claquements de portières. Il y en a deux. « Ils » ou « elles » sont deux.
Marc aussi s’est retourné, mais ce geste de torsion lui a arraché un cri de douleur. Sa liberté de mouvement est moindre à cause de la ceinture et du volant presque collé contre sa poitrine.
Tout là-haut, deux petites ombres chinoises apparaissent sur l’arête de la pente. Elles sont immobiles et doivent regarder vers le bas. Dans leur direction.
— Ici ! En bas ! On a eu un accident !
Léa s’acharne sur le poussoir des phares, se retourne à nouveau. Les ombres sont toujours là, immobiles. Pourquoi ne répondent-elles pas ? La jeune femme essaie de trouver des raisons, elles appellent sans doute les secours sur leur téléphone. Ou alors, elles se concertent et s’apprêtent à descendre. La pente est raide mais largement praticable.
Soudain, les silhouettes disparaissent côté route. Léa ne comprend pas, elle sent les larmes monter, elle hurle désespérément.
Tout là-haut, le moteur s’éteint. Comme le halo des phares. Le silence. Puis, d’un coup, une masse noire qui apparaît. Bascule.
Un premier fracas, un autre. Du verre qui gicle. Léa a l’impression de revivre son accident. Flashes horribles sous son crâne. Les tonnes de matière fondent sur eux, empruntant le même chemin le long des arbres déjà amochés. Dans l’habitacle, Marc et elle se protègent de leurs bras, comme si ce geste pouvait les épargner. Dans deux secondes, le fauve de tôle sera sur eux.
Les arbres leur sauvent une nouvelle fois la vie. Un tronc dévie le bolide, un autre l’arrête net, à trois mètres sur la droite. La voiture se plie comme un accordéon. Un panache de fumée blanche jaillit du radiateur.
Léa baisse doucement les bras. Elle tremble de la tête aux pieds et serait probablement tombée si elle n’était pas déjà assise. Ses yeux se portent vers le véhicule et là, c’est un autre choc qui l’ébranle.
Il s’agit de sa voiture.
*
Le visage inexpressif, la tête appuyée contre sa portière, Léa observe la longueur et l’orientation des ombres. Il doit être huit heures du matin, c’est la bonne heure pour les photographes, car le paysage est tout en contraste, la lumière est belle. Les brumes de l’aube ont laissé place à un ciel d’un bleu profond et uniforme. Une magnifique journée d’été s’annonce. Mauvais signe.
Des voitures passent de temps en temps sur la route. Léa en veut à ces gens qui rient dans leur véhicule, s’éloignent et les ignorent. Pourquoi ces abrutis ne s’arrêtent-ils pas pour boire un coup, petit-déjeuner, tirer des photos, comme ils le font partout ailleurs sur ces putains de routes de France ? Léa n’a plus le courage de crier. Sa gorge est en feu, elle n’a même pas un peu d’eau pour soulager ses cordes vocales. Dire qu’il y a au moins trois bouteilles d’eau dans le coffre de sa voiture, juste là, à quelques mètres à peine.
Depuis des heures, elle tourne et retourne les mêmes questions dans sa tête. Qu’est-ce qui a pu pousser les deux ombres à agir de la sorte ? Pourquoi un geste si abominable ? Marc pense qu’ils ont affaire à des tarés du coin, des espèces de psychopathes qui les ont vus tomber dans le vide et ont décidé de ne pas appeler les secours. Et qui, pour couronner le tout, ont vidé la voiture de Léa de ses objets de valeur, avant de la faire disparaître.
La jeune femme, elle, n’y croit pas une seconde, et a une solide hypothèse qu’elle garde pour elle. Et si c’était à Marc qu’on en voulait ? Et si on avait cherché à le tuer ? Le coup entendu sur la vitre pourrait très bien correspondre à l’impact d’un projectile. Les tireurs manquent leur cible mais, sous l’effet de la surprise, Marc tombe dans le ravin. Ensuite, les « autres » font disparaître les traces, c’est-à-dire la voiture de Léa.
Peut-être le type, à ses côtés, est-il impliqué dans quelque chose de grave. Un règlement de comptes, un truc dans le genre. Peut-être même l’a-t-il ramassée, elle, sur le bas-côté, pour avoir un otage, au cas où.
Le mec qui vient passer ses vacances en solitaire dans un chalet pour chasser et pêcher, elle n’y croit plus.
Elle se retourne et fixe le sol.
— La plaque d’immatriculation, là, derrière, dit-elle. Je crois que je peux l’attraper. En la cassant, ça pourrait créer un bout tranchant de métal, pour couper votre ceinture. Vous pourriez ainsi essayer de libérer votre jambe piégée.
Marc suit des yeux une autre mouche qui vient de rentrer dans leurs deux mètres cubes d’espace vital. Elle est plus volumineuse encore que celles qui l’ont précédée et qui ont fini par disparaître avec le lever du soleil. Elles sont désormais cinq de cette espèce-là, à les harceler avant de s’agglutiner sur la lunette arrière. Il réagit enfin à ce que Léa vient de lui dire :
— Bonne idée.
Léa retourne son torse, tandis que ses jambes restent en place. Tendant le bras gauche vers l’arrière, elle parvient à agripper la plaque du bout des doigts et à la ramener. Gêné par le volant, Marc ne peut pas l’aider à la plier.
— Va falloir vous débrouiller seule, dit-il.
Léa parvient à plier le rectangle métallique, qui se tord mais ne casse pas.
— Vous roulez sans plaque ? demande-t-elle.
— L’un des rivets était cassé, elle menaçait de tomber alors je l’ai décrochée hier. Je devais passer au garage. (Il sourit.) Il y aura d’autres petites réparations, j’ai l’impression.
Il a répondu du tac-au-tac, sans réfléchir, mais Léa reste sceptique. Elle est persuadée qu’il ment. Elle renouvelle l’opération de torsion, dans un sens, puis dans l’autre. Rien n’y fait, impossible de provoquer une rupture.
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